Le Roi
Lear est une pièce « supra-shakespearienne » si l'on peut ainsi parler. Le génie s'y
porte constamment aux extrêmes de ses pouvoirs, n'y prend jamais ni repos ni précaution,
semble côtoyer les abîmes, les défie. Cela est sensible surtout dans l'acte III où
plusieurs grandioses démences sont à la fois souverainement déchaînées et
souverainement maîtrisées : le calme du créateur y contemple l'orage.
En Angleterre, seuls quelques acteurs exceptionnels ont osé se
mesurer avec cette oeuvre ; ce fut généralement au sommet de leur carrière, et
seulement lorsque l'échec redouté ne pouvait en tous cas qu'être un échec honorable,
qu'être une preuve de courage. En France, où l'on joue actuellement tant de pièces de
Shakespeare, tous les metteurs en scène reculent devant cette pièce, tous les acteurs
redoutent le personnage de Lear.
Il y a plus: le « Club Français du Livre » publie en ces années
un équivalent du « nouveau Shakespeare » de l'université de Cambridge; « Le Roi Lear
» effaroucha les poètes français; en ce qui me concerne, je dois avouer que je craignis
la confrontation avec cette gigantesque tempête mentale, que j'hésitai longtemps.
Il m'a semblé, à l'épreuve, qu'il n'y avait pas à redouter, ni
pour les metteurs en scène, ni pour les acteurs, ni pour les traducteurs. Et même cette
oeuvre est très rassurante et fort apaisante : elle prouve que dans le cas le plus
« orageux » l'esprit créateur peut se mesurer sans danger avec les excès de la
démesure.
Selon divers biographes de Shakespeare, celui-ci, au cours de sa vie
restée volontairement discrète, aurait connu une période très noire, aurait failli
sombrer ; d'où, disent-ils, toute une série de pièces très tragiques: « Macbeth »,
« Othello », « Hamlet » et surtout « Le Roi Lear ». Ces quelques biographes laissent
entendre : c'est au moment de concevoir « Lear » que Shakespeare aurait été
le plus près d'une détresse complète. Il semble, à y bien réfléchir, que c'est juste
le contraire: « Lear » délivra son auteur, le purifia, assura somme toute la
« catharsis ». |
Sur un
autre plan, à notre avis trop peu mis en valeur, « Lear « permit à son
auteur, en les portant à l'extrême de leurs possibilités d'être utilisés et
sublimés, de se libérer du monde celtique. C'est que Shakespeare, si on lit bien son
oeuvre, s'est toujours trouvé en opposition entre sa nature celte et son langage, son
art, son art de vivre anglais. Il faudra un jour confronter certains personnages de
Shakespeare avec certains personnages de Synge par exemple; on s'apercevrait peut-être
alors (ceci est une simple suggestion) que les héros celtiques mis en poèmes, en romans
ou en pièces de théâtre par les Irlandais ou les Gallois ne sont pas aussi déchaînés, loin de là, que les personnages
celtiques de Shakespeare ; ils sont modestement celtiques. Shakespeare les a déliés, les
a jetés dans toutes leurs tempêtes possibles pour mieux exorciser l'être celtique qui
était trop puissant en lui.
Nous citons ci-contre, en guise d'illustration, une partie de la
scène III de l'acte IV ; si on contemple ces « orages » d'un peu loin, en un
théâtre intérieur, on constate: il est généralement admis que l'essentiel de la folie
coJ1Siste en un dédoublement de la personnalité; ici, la folie est elle-même en tant
que telle « dédoublée », puis sur ce premier dédoublement est instauré un
deuxième dédoublement ; autrement dit, la folie est vaincue, guérie, narguée par
ses propres armes .
Armand Robin, Gazette de
Lausanne, La Gazette Littéraire 16 juillet 1960
La traduction de la scène 3 de lacte IV du Roi Lear texte annoncée au dernier paragraphe ne
figure pas dans le journal. Larticle dArmand Robin ne figure dailleurs
pas en une de la Gazette Littéraire comme à
laccoutumée, mais à la fin du journal, dans une page fourre-tout.
Larticle de Robin et documents annexes, est consultable
ici : http://www.letempsarchives.ch/
Il figure dans Ecrits oubliés I Essais critiques de F. Morvan, éd UBACS, 1986 |