Vous, pouvez-vous saisir
Pourquoi me voici
Paisible
Sous l'orage des railleries,
Portant mon âme sur un plat
Au banquet des siècles à venir ?
ainsi débute la première oeuvre de Maïakovski, publiée en 1913 :
le poète âgé de 20 ans ne pouvait guère annoncer avec plus de netteté qu'il voulait
se voir en train de jouer sa vie sur des tréteaux. L'oeuvre, conçue sous forme
dramatique bien que ce soit en fait un long poème lyrique, s'intitulait: « Vladimir Maïakovski » par Vladimir
Maïakovski.
Elle fut jouée en 1957, au théâtre du Ranelagh à Paris et fut
généralement accueillie avec ferveur. La pièce: La
Punaise , que Maïakovski écrivit en 1928 et qui est actuellement représentée
à Moscou et à Paris, est manifestement accueillie avec réserve.
Essayons de dégager les raisons de cette réserve.
Maïakovski n'était pas un homme de théâtre, au sens strict du
terme: il était un poète, ce qui veut dire que son théâtre, c'était lui-même; pour
parler son langage, les tréteaux pour lui, c'était son âme.
Or, entre 1913 et 1929, Maïakovski avait accepté de paraître sur
des tréteaux qui n'étaient pas les siens: les tréteaux du communisme; il avait troqué
son théâtre intérieur contre le théâtre extérieur du régime soviétique alors à
ses débuts.
Certes, La Punaise est une
protestation contre le régime soviétique; mais c'est une protestation relative en bien
des sens: vers 1929, les écrivains et poètes russes perçurent qu'on passait du «
communisme de guerre ", puis de la « NEP », à une industrialisation
militarisée utilisant des moyens pharaoniques; ils furent saisis d'angoisse devant cette
très dure société totalitaire qui déjà s'organisait dans l'ombre.
Ce fut à cette époque que Zamiatine écrivit son roman « Nous
autres », roman d'anticipation qui ne put paraître qu'à l'étranger; c'est le
premier en date de toute cette série d'ouvrages dont « Le meilleur des mondes" de
Huxley et « 1984 » d'Orwell sont les plus connus.
Quand il se remit à une oeuvre théâtrale en 1928 pour exprimer son
effroi devant ce qui s'annonçait, Maïakovski ne pouvait plus se retrouver sur la scène
de lui-même, de lui seul, comme il s'y trouvait en 1913 ; il n'avait plus avec lui-même
des rapports absolus, il n'avait plus que des
rapports relatifs. Le sujet de sa nouvelle
pièce n'était plus lui-même («Vladimir Maïakovski « par Vladimir Maïakovski)
mais ses rapports avec le régime qui s'installait en son pays. En outre, dans « La
Punaise ", il imagina le Maïakovski d'après sa mort en le situant par rapport à
cette société totalitaire: il en arrivait à installer sa vie éternelle dans le
relatif. Dans « La Punaise », Maïakovski est constamment sur la scène des autres,
alors que dans son admirable pièce de 1913 il est toujours sur sa propre scène. Il est
à noter au passage que la pièce de 1913, à cause de son caractère absolu, est en fait
bien plus prophétique que la pièce de 1929.
Que le public de Moscou connaisse un sentiment de soulagement en
regardant « La Punaise » est bien normal; mais (si on accepte de voir les choses
telles qu'elles sont) ils se comportent là comme se comportaient il y a quelques années
certains spectateurs français devant le « Coriolan » de Shakespeare; cette pièce
les vengeait, à leurs yeux, mais bien évidemment, ils ne pensaient pas plus à
Shakespeare que Shakespeare n'avait pensé à eux.
Quelques lecteurs peuvent s'étonner de ce que nous nous mettions à
parler de Maïakovski autrement que sur le ton « mystérieux » qui jusqu'ici était de
mise pour les choses russes; c'est qu'à notre avis il serait grand temps de ne plus
considérer sous un aspect mystique les écrivains, poètes et artistes qui ont eu à
subir les bouleversements russes. C'est plus spécialement vrai dans le cas de
Maïakovski, qui fut un « suicidé» de la «société communiste» puis fut tué après
sa mort par Elsa Triolet. Il serait temps de s'occuper de son oeuvre et non pas de sa
légende.
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Nous aimerions vous présenter, pour illustrer ces quelques
réflexions, un poème de Maïakovski où il se présente lui-même sur son propre
théâtre, sans société, seul, ni victime ni complice.
Mais auparavant, il nous semble intéressant de souligner, à
l'occasion de « La Punaise », un petit phénomène peu perceptible encore: l'insuccès
croissant des « romans d'anticipation ». Ces oeuvres sont toutes semblables en ce sens
qu'elles décrivent comme inévitable une société totalitairement mécanistique ; ils
ont de la fatalité une conception robotesque et, croyant la combattre, ils y ajoutent un
rouage: le rouage de « l'isolé social parfait » devenu objet de curiosité, nous
disent-ils tous, pour la société future ; or cet « isolé social
parfait » (aussi mythique que «le bon sauvage» de Jean-Jacques Rousseau) apparaît, si on l'observe bien, non seulement
très entouré, mais encore très adapté; sa solitude est tellement publique que tous
vont la contempler ; les mères la donnent en exemple à leurs enfants le jour de la
promenade sur la principale avenue de la cité; elle est une propriété de l'État, qui
(ceci, les auteurs en question n'y ont pas pensé !) ne saurait tarder à mettre un impôt
sur le plaisir que tous ont à le voir. Somme toute, «l'isolé social parfait» est une
confirmation du régime dont il est censé être la négation. « L'isolé social
parfait» est le moins seul des hommes, et même est le seul à ne pas pouvoir espérer
avoir un jour une solitude.
Il est probable que beaucoup de lecteurs de ces ouvrages se sont
rendu compte de cette faille. De surcroît, il existe peu d'êtres humains qui préfèrent
la fatalité au libre-arbitre; ils prennent l'aspirateur pour nettoyer leur appartement,
le mixer pour se faire des jus de carottes, mais ils ne mettent pas ces machines dans leur
esprit, encore moins dans leur coeur: ils laissent le mécanistique dans la mécanique:
surtout, ils ne croient pas qu'un homme se conserve dans un réfrigérateur.
La gêne ressentie à Paris devant « La Punaise » par les
spectateurs les mieux disposés pour Barsacq et pour Maïakovski, gêne exprimée
hâtivement par plusieurs critiques, doit tenir à ce fait très simple:
Dans sa pièce de 1913 Maïakovski était seul, seul d'une solitude
métaphysique; il était d'autant plus seul qu'il ne cessait de crier: « Je suis vous
tous! » Dans sa pièce de 1929, plus il crie qu'il est seul, plus il est le principal
ornement de la société.
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Cet
article était accompagné de 2 documents :
- Une traduction dun extrait de Sur
une flûte de vertèbres, tirée de Poésie
Non Traduite
- Une photo prise au musée Maïakovski
Armand Robin, La Gazette Littéraire
de Lausanne, 31 janvier 1959
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