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Armand Robin: à la gazette littéraire de Lausanne

- 1958 - Aldous Huxley - 1961-

L'ARBALÈTE ET LA POMME

 Ruth ne parut pas éprouver le besoin de jouer son nouveau rôle,
il lui suffit d'en avoir seulement l'aspect.

(Le génie et la déesse, p. 90) (*)

 

Au Génie et la Déesse on peut préférer tel ou tel autre ouvrage d'Aldous Huxley. Et même on peut penser : « C'est un huxley où Huxley imite la manière d’Huxley ». Cette opinion signifierait, au fond, que cet écrit pourrait bien marquer un progrès dans la vie d'un homme de grand talent. Mais quel genre de progrès? et vers où ?

*

Les écrivains de langue française qui se sont occupés des « romans » d'Aldous Huxley ont été généralement fort sensibles au fait que le roman n'intéresse guère ce « romancier » ; dès la parution de Contrepoint, André Maurois notait: « Il met le romancier dans le roman ».

Dans Le génie et la déesse ce n'est pas seulement le romancier qu'Aldous Huxley met dans le roman, c'est le roman lui-même. Il tue son roman page par page, sur environ 200 pages. Et il ne cesse pas de nous le répéter.

Il y a plus: de temps à autre, on dirait qu'au lieu de jouer avec le « romancier» (Contrepoint) et avec le « roman » (dans le cas présent), il accuse le roman. Il nous le dit dès les premières lignes:

L'ennui, dans la littérature d'imagination, c'est qu'elle constitue un tout trop cohérent... Le critère de la réalité, c'est son décousu intrinsèque ...

Et à la deuxième page, parlant des Frères Karamazov, qu'il considère comme l'inverse de ses « romans » :

 Il y a là tellement d'incohérence que c'en est presque vrai .

*

Si on comprend bien, ce «romancier» aura passé le plus clair de son temps à proclamer, et surtout à essayer de prouver, ses propres « romans » à l'appui, que le roman est muet et même mort. On finit par penser que ce fut pour lui un divertissement, au sens pascalien de ce mot et non au sens que, lui, il voulait.

Les écrivains de langue française qui présentèrent les premières traductions d'Aldous Huxley ont sans cesse louangé son « brio ». Dans sa préface au Cercle vicieux, Jean Fayard en arrive à répéter « Brillant! ... Brillant! ... Brillant! ... » On note aussi qu'ils le comparent volontiers à l'André Gide des Faux monnayeurs. Dans Le génie et la déesse, Aldous Huxley semble avoir à tout instant comme sujet et comme objet véritables de nous suggérer, de se suggérer, que son récit est, lui aussi, de la fausse monnaie.

Plus encore que dans Contrepoint il se met en scène sous les aspects d'un romancier qui s'est « brillamment » suicidé et qui, survivant à son brillant suicide, se contemple avec amusement.

*

Avec amusement?

*

Ce n'est pas un écrivain, c'est un universitaire: Cazamian (Histoire de la littérature anglaise) qui, le premier en France à ma connaissance, a soupçonné qu'Aldous Huxley était plus grand qu'il ne voulait le paraître, c'est-à-dire plus douloureux. Il écrit: «Il y a de l'émotion derrière tout ce brillant ». Ce jour-là, cet universitaire en écrivit plus que ce qu'il pensait écrire.

En voulant s'amuser à tout prix, - dans son cas, c'était en écrivant un « roman» pour bien faire entendre qu'il ne voulait pas écrire de roman et qu'il se voyait page par page en train de détruire son « roman » - Aldous Huxley a réussi certes à écrire une oeuvre littéraire bien ingénieuse, il n'a pas réussi à cacher qu'il ne s'amusait pas du tout, qu'il était désespéré.

*

L'accusation portée tout au long du «roman» contre le roman, le complot tramé de page en page par le « roman » contre le roman, le grief essentiel du procès (la littérature d'imagination constitue un tout trop cohérent ... Le critère de la réalité, c'est son décousu intrinsèque) tout cela comporte comme jugement non formulé, comme jugement pour peu de temps en instance, que le roman serait le genre littéraire des époques heureuses: se moquer à ce point du roman signifierait que l'ère de la détresse est proche, - détresse individuelle (pour l'écrivain), détresse générale (pour toute une civilisation).

Quand on essaie d'y regarder de plus près, on s'aperçoit qu'il ne s'agit pas d'« esprit français» dans le cas de Huxley; il s'agit de l'humour anglais en sa fonction véritable, laquelle est de substituer sous une forme apparemment gaie une tristesse « cohérente » à une tristesse fournie par la vie et donc « décousue ».

Aldous Huxley n'est pas seul à se comporter ainsi. Il y a eu Chesterton, Bernard Shaw, etc. pour s'en tenir au seul 20e siècle.

Pour Aldous Huxley l'exercice nommé « roman », sous la forme où il choisit de le pratiquer, représente un effort pour démontrer qu'on veut se désamorcer d'un monde considéré comme partout piégé, mais qu'on ne le peut pas; le génie lui-même, le génie surtout, est un piège, le plus sordide de tous.

Quand Huxley a fini l'un de ses exercices nommés « romans ", il se retrouve devant un monde qu'il pense de plus en plus désespéré; entre-temps il a probablement lu Kafka; alors, pour s'étourdir un peu plus, il se remet quelques années plus tard à manier le jouet nommé « roman ". Tel est, nous semble-t-il, le chemin parcouru de Contrepoint au Génie et la déesse, tel est « le progrès » dont nous parlions au début.

 

*

Il nous a paru, à la réflexion, que l'idée de la « cohérence »et de « l'incohérence » qui occupe tant de place dans l'esprit d'Aldous Huxley et qui a fini souvent par inspirer jusqu'à sa manière d'organiser ses « récits », aboutit à la limite à des jeux forts intelligents, mais trop pessimistes ; le 20e siècle n'est pas plus sombre, moralement, que d'autres siècles; on a dû en tout temps et en tout pays faire des actes de foi; le meilleur des mondes, Aldous Huxley a raison de le dénoncer sous les formes où il le décrit, mais il n'existera jamais si les coeurs lui opposent leur intime et invisible résistance. Si je connaissais personnellement Aldous Huxley, je tâcherais de lui dire, de la façon la plus douce possible, qu'il n'est pas nécessaire de se distraire d'un monde considéré comme « incohérent « , « décousu », en se livrant à des exercices littéraires très bien réussis, très cohérents mais tristes, gracieux mais sans grâce.

Pour aller jusqu'au bout de ma pensée, pour mettre à mon tour « le romancier dans le roman », je vais recourir à un apologue: un homme se trouve un jour devant un problème capital de son existence; il ne peut en parler à personne; il se trouve devant le seul secret qui existe: le secret qu'on ne peut exprimer ou, si on l'exprime, ce ne peut être qu'en le travestissant. Vient le jour où il se laisse submerger par le désir de ne plus y songer; il pourrait aller en un de ces lieux dits « lieux de plaisir », cela ne ferait qu'assombrir davantage sa pensée intérieure; il pourrait se distraire à écrire un « roman » mais, allant plus loin qu'Aldous Huxley, il pense que ce genre littéraire est devenu incapable d'apporter à l'âme une catharsis. Il en perd tout appétit. Par un surcroît de détresse, il ne peut même pas espérer que « la distraction » lui viendrait en obtenant d'être mis en prison, les commissaires étant d'une mauvaise volonté manifeste à son égard. Le désespoir qu'il pense absolu, le poussant à  la cohérence » extrême dans la recherche de la distraction, il se met à rêver (prenant des vacances !) que peut-être le préfet pourrait être plus accommodant; hélas! ce préfet récalcitrant ne veut pas lui trouver mauvais air.

Alors, tout comme le « romancier" Aldous Huxley qui « s'amuse » trop parce qu'il est trop persuadé que la vie est sans solution, devient plus « cohérent », ce préfet qui ne veut pas lui faire de mal, il rêve de s'amuser de lui le jour où il serait en bicorne (car il faut toujours, se dit-il, prendre en fête celui qu'on voudrait avoir pour ennemi dans les heures de chagrin !) ; devenant toujours de plus en plus « cohérent », il passe de l'idée du bicorne à l'idée du chapeau; comme il est aussi cultivé que tous les héros animés par Aldous Huxley (le seul genre de héros que cet auteur aime à mettre en scène) l'idée du bicorne du préfet changée en idée plus générale de chapeau, le fait penser à Guillaume Tell; le chapeau de Guillaume Tell le fait penser à l'arbalète; puis de l'arbalète il passe à l'idée de la pomme («  Idée » au sens originel : notre homme voit ces images).

C'est la perfection dans la « cohérence »; et un tel « romancier » a des dons d'imagination. Il finira, tout comme Huxley (mais en allant au-delà) par proclamer et (ce qui est pire !) par se persuader que cette « cohérence « , à coup sûr parfaite en son genre, vaut mieux que ce qu'il appellerait « le décousu de la vie ».

Mais la vie, elle, a sa propre cohérence et elle finit généralement par l'emporter. Notre « romancier » idéal, que finit-il par faire, en passant du préfet au bicorne, du bicorne au chapeau en général, du chapeau en général au chapeau de Guillaume Tell à l'arbalète, de l'arbalète à la pomme? Il finira, tout en polissant la « cohérence » de son roman, par entrer chez l'épicier du coin pour acheter des pommes. Et il finira par les manger.

Il se peut même, si Dieu aussi se met à travailler, qu'il retrouve l'appétit, pomme par pomme.

*

Il y a un passage où il est évident qu'Aldous Huxley a rencontré une très désaltérante pomme; c'est à la page 134 :

 ... Cette nuit du 23 avril, nous étions dans l'autre monde, elle et moi, dans le paradis sombre et sans paroles de la nudité, du contact et de la fusion.

 

Par ci et par là, d'un bout à l'autre du livre, on se trouve tout à coup devant des instants où « le roman » tremble soudain d'une vibration qui fait paraître futile le contexte.

Cela ne dure pas; Aldous Huxley se hâte de nous montrer qu'il est trop intelligent pour risquer d'être dupe. Il laisse la rafraîchissante pomme et retourne vers la poussière pour y tracer des dessins talentueux avec soif de brio.

Et il recommence la série « amusante » : le commissaire, le préfet, le bicorne, le chapeau, Guillaume Tell, l'arbalète, la pomme. Et il retrouve de nouveau la pomme nourrissante, et chaque fois un peu plus, du moins dans ses romans, il essaie de se défendre par la poussière étincelante.

Il va jusqu'à écrire, horriblement (page 155) :

 ... En contraste avec cet autre monde nocturne, il y avait ce monde-ci: ... le monde du point de vue duquel notre paradis sombre était le petit enfer le plus sordide, et les anges en visite, rien que des manifestations de luxure dans un contexte d'adultère.

*

Après avoir si obstinément refusé les pommes salutaires, au fur et à mesure qu'elles se présentaient, il ne lui restait plus qu'à attendre, le sût-il ou non, une pomme bien plus puissamment nourrissante: la Grâce.

Ses « romans » lui suffiront-ils pour l'éviter? La trouvera-t-il « incohérente »? Ce qui est sûr, c'est qu'il ne pourra pas jouer au bilboquet avec elle dans son « roman ».

* La pagination se réfère à l'édition parue chez Plon.(note de A Robin)

Armand Robin, Gazette de Lausanne, La Gazette Littéraire, 6 juin 1959

L’article de Robin est consultable ici : http://www.letempsarchives.ch/
Il figure dans Ecrits oubliés I Essais critiques de Françoise Morvan, éd UBACS, 1986.

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