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Armand Robin: à la gazette littéraire de Lausanne

- 1958 - Essénine -  1961-

 SERGE ESSENINE, AUTEUR DRAMATIQUE PAR ARMAND ROBIN

 Même après sa mort, Serge Essénine reste étonnant. En outre, je connais au moins un homme qui le rend très étonnant: son plus récent éditeur soviétique.

*

J'ai sous les yeux les deux tomes de l'oeuvre d'Essénine parue aux Éditions d'État à Moscou, en 1956. C'est là, probablement, la plus récente édition d'Essénine en Russie soviétique; en tous cas, la publication présente toutes les caractéristiques d'une « édition nationale» : c'est par elle que la nouvelle génération d'écoliers et d'étudiants russes auront accès à l'œuvre du poète.

La présentation est d'un charme vieillot et touchant; la couverture est d'un mauve introuvable partout ailleurs, qui s'apparente au rose, introuvable partout ailleurs lui aussi, des éditions « bon marché» des classiques russes sous le tsarisme. Sur ce fond irréel, un ruisseau qui a l'air d'être là fonctionnellement plutôt que naturellement, des arbres hésitant entre le noir et un très vague vert, des taches sombres dont on devine qu'elles sont là pour figurer des buissons, un côteau qui s'élève avec une agaçante lenteur en ayant l'air de s'arrêter pour méditer sur chacun de ses buissons, enfin un grand et un tout petit nuages pralinés.

J’ai l’air de  me moquer; c est l’inverse: ce genre de présentation, en tout pays, sous tout régime, est ce qui fait le mieux rêver les enfants et les futurs poètes.

Ouvrons le livre! Oh ! les caractères verts, champêtres, adoptés pour le nom de Serge Essénine ! et surtout les 32 pages d'introduction dues à la plume, fort officielle, de Ziélinski ! En voilà un éditeur qui arrange son auteur!

Quel Essénine tout sage! le citoyen exemplaire, vertueux, ordonné, respectueux de tous les règlements, ne songeant qu'à « la bonne action » quotidienne! Il est sorti tout droit des romans d'Octave Feuillet, cet Essénine-Ià !

« Le poète des houligans »?, le « scandaliste »?, « le voyou » ?, « l’'homme noir » ? Légendes inventées par ceux que Ziélinski  appelle « les parasites du poète » !

Ce très accommodant Ziélinski est cependant un peu gêné à la fin de cette hagiographie du citoyen modèle : c'est que Serge Essénine s'est suicidé! Que faire?

Ziélinski a trouvé: il n'y a pas eu de suicide; Ziélinski aseptise la fin tragique et tumultueuse du poète:

« ... En novembre 1925, Essénine alla se reposer dans une clinique de Moscou, cela dans le seul but d'échapper à son milieu étouffant... Mais la maladie, cruelle, atteignit Essénine en son ultime refuge et il n'y eut plus d'Essénine. »

*

Sous le régime mussolinien, il n'y avait pas d'accident d'aviation en Italie, car il était défendu d'en parler. Sous le régime soviétique, il semble décidé de ne plus admettre qu'un poète ait connu une souffrance, subi un ennui. A en juger par cette édition d'Essénine et par les derniers écrits officiels russes sur Maïakovski, les nouvelles générations d'écoliers ne devront même pas disposer des éléments leur permettant de soupçonner les drames qui conduisirent ces deux poètes (et tant d'autres en Russie…) à des fins tragiques.

*

Dans le cas d'Essénine, ce n'est pas seulement l'homme qui est gênant, c'est aussi et surtout l'oeuvre : le premier, on l'a « aseptisé »; le deuxième, on en fait une oeuvre « classique »  déjà très éloignée dans le temps, sans influence actuelle donc, espère-t-on. On peut ainsi rééditer les poèmes d'Essénine sur le Christ ou (ici, avec quelques coupures) un poème aussi contre-révolutionnaire que de profundis quarante fois. Dans l'ensemble, l'intégrité de l'oeuvre a été respectée, sur le plan matériel; Ziélinski a simplement écarté l'oeuvre de toute actualité, l'a mise, selon ses propres expressions, « sur les cimes de la poésie classique authentique ».

La tentative est hardie et il est possible qu'elle se heurte à quelques difficultés. C'est que l'inspiration de Serge Essénine est une inspiration de rebelle, plus exactement une inspiration de « rebelle paysan » ; il semble bien difficile de réussir à faire passer cette poésie pour l'expression des sentiments impeccablement civiques d'un bon jeune homme bien rangé. Ziélinski avoue d'ailleurs intrinsèquement son embarras: ne pouvant présenter cette oeuvre violente, criante, désespérée, tragique, comme une oeuvre de tout repos, il en vient à imaginer la fiction: ce sont les « amis » (entre guillemets dans le texte russe) d'Essénine qui, seuls, sont responsables de l'antisoviétisme d'Essénine.

*

Nous avons dit au début qu'Essénine, même après sa mort, reste étonnant.

Cela vient d'abord de ce que ce poète fut un visionnaire : chantre des villages, il décrivit dès 1920 la lutte des paysans contre « l'Hôte de fer » qui s'apprêtait à détruire toute la vie rurale traditionnelle. De nombreux poèmes, qui lors de leur parution parurent des suites d'images purement lyriques, se sont révélés être des descriptions exactes de la Russie pendant la collectivisation; à ce propos, il est inexact de dire comme le fit André MalrauX au Congrès des écrivains soviétiques en 1934: « L'URSS ne sera jamais exprimée » ; elle fut exprimée d'avance par de nombreux textes prophétiques d'Essénine (comme aussi de Blok et de Maïakovski).

La nouvelle édition complète nous permet aussi de relier connaissance avec un Serge Essélline tout à fait inattendu: un Serge Essénine auteur dramatique.

C'est de mars à septembre 1921 qu'Essénine écrivit sa pièce: Pougatchov. Il est possible que ce soit là son chef-d'oeuvre ; jamais ailleurs il n'a, avec une telle ampleur, déroulé un tel univers d'images fraîches, miraculeuses.

La pièce comprend huit tableaux, disposés chacun avec simplicité et grandeur; elle a pour sujet l'histoire de la révolte du célèbre cosaque Pougatchov contre Catherine II et l'écrasement de cette révolte par trahison; en réalité, Serge Essénine y chante, en s'appuyant de temps à autre sur cet événement historique l'état permanent de rébellion sacrée du village russe contre le pouvoir central (1).

Serge Essénine voulut-il écrire cet admirable texte en adoptant l'optique particulière de l'homme de théâtre? C'est peu probable; mais il faut songer qu'en Russie il y avait, il y a, une tradition du théâtre poétique: cela commence avec Pouchkine: nous l'avons retrouvée avec « Vladimir Maïakovski " par Vladimir Maïakovski. Si on y regardait d'un peu près, on y retrouverait aussi quelque chose des principes du théâtre grec: on contemple le héros, et la foule, et le pays; il y a peu de participants sur la scène, en fait, c'est l'univers entier qui, avec un minimum de moyens techniques, participe. Le résultat est incontestablement grandiose; il serait du plus haut intérêt de tenter de représenter sur un théâtre cette oeuvre conçue d'abord sur le plan de la représentation intérieure ; il est très probable qu'elle susciterait, plus encore qu'à la lecture, une émotion sacrée.

  (1)    Il existe une fort honorable traduction de « Pougatchov » due à la collaboration de Marie Miloslavski et de Frantz Hellens; parue en 1922 à mille exemplaires aux Editions Povolotzki, à Paris, elle est épuisée. (note d'Armand Robin)

Cet article était  accompagné de 4 documents :

  • Une photo de la maison natale d’Essénine

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  • Une photo d’Essénine avec sa mère

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  • Lettre à ma mère, (sur 2 colonnes), traduction d’Essénine par Armand Robin, extraite de Ma Vie sans Moi.

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  • un articulet : nos illustrations :

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Armand Robin, La Gazette de Lausanne, 18 avril 1959

L’ensemble, article de Robin et documents annexes, est consultable ici : http://www.letempsarchives.ch/

L’article de Robin figure dans Ecrits oubliés I Essais critiques de Françoise Morvan, éd UBACS, 1986

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