Même
après sa mort, Serge Essénine reste étonnant. En outre, je connais au moins un homme
qui le rend très étonnant: son plus récent éditeur soviétique.
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J'ai sous les yeux les deux tomes de l'oeuvre d'Essénine parue aux
Éditions d'État à Moscou, en 1956. C'est là, probablement, la plus récente édition
d'Essénine en Russie soviétique; en tous cas, la publication présente toutes les
caractéristiques d'une « édition nationale» : c'est par elle que la nouvelle
génération d'écoliers et d'étudiants russes auront accès à l'uvre du poète.
La présentation est d'un charme vieillot et touchant; la couverture
est d'un mauve introuvable partout ailleurs, qui s'apparente au rose, introuvable partout
ailleurs lui aussi, des éditions « bon marché» des classiques russes sous le tsarisme.
Sur ce fond irréel, un ruisseau qui a l'air d'être là fonctionnellement plutôt que
naturellement, des arbres hésitant entre le noir et un très vague vert, des taches
sombres dont on devine qu'elles sont là pour figurer des buissons, un côteau qui
s'élève avec une agaçante lenteur en ayant l'air de s'arrêter pour méditer sur chacun
de ses buissons, enfin un grand et un tout petit nuages pralinés.
Jai lair de me
moquer; c est linverse: ce genre de présentation, en tout pays, sous tout régime,
est ce qui fait le mieux rêver les enfants et les futurs poètes.
Ouvrons le livre! Oh ! les caractères verts, champêtres, adoptés
pour le nom de Serge Essénine ! et surtout les 32 pages d'introduction dues à la
plume, fort officielle, de Ziélinski ! En voilà un éditeur qui arrange son auteur!
Quel Essénine tout sage! le citoyen exemplaire, vertueux, ordonné,
respectueux de tous les règlements, ne songeant qu'à « la bonne action » quotidienne!
Il est sorti tout droit des romans d'Octave Feuillet, cet Essénine-Ià !
« Le poète des houligans »?, le « scandaliste »?, « le voyou »
?, « l'homme noir » ? Légendes inventées par ceux que Ziélinski appelle « les parasites du poète » !
Ce très accommodant Ziélinski est cependant un peu gêné à la fin
de cette hagiographie du citoyen modèle : c'est que Serge Essénine s'est suicidé! Que
faire?
Ziélinski a trouvé: il n'y a pas eu de suicide; Ziélinski aseptise la fin tragique et tumultueuse du poète:
« ... En novembre 1925, Essénine alla se reposer dans une clinique
de Moscou, cela dans le seul but d'échapper à son milieu étouffant... Mais la maladie,
cruelle, atteignit Essénine en son ultime refuge et il n'y eut plus d'Essénine. »
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Sous le régime mussolinien, il n'y avait pas d'accident d'aviation
en Italie, car il était défendu d'en parler. Sous le régime soviétique, il semble
décidé de ne plus admettre qu'un poète ait connu une souffrance, subi un ennui. A en
juger par cette édition d'Essénine et par les derniers écrits officiels russes sur
Maïakovski, les nouvelles générations d'écoliers ne devront même pas disposer des
éléments leur permettant de soupçonner les drames qui conduisirent ces deux poètes (et
tant d'autres en Russie
) à des fins tragiques.
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Dans le cas d'Essénine, ce n'est pas seulement l'homme qui est
gênant, c'est aussi et surtout l'oeuvre : le premier, on l'a « aseptisé »; le
deuxième, on en fait une oeuvre « classique » déjà
très éloignée dans le temps, sans influence actuelle donc, espère-t-on. On peut ainsi
rééditer les poèmes d'Essénine sur le Christ ou (ici, avec quelques coupures) un
poème aussi contre-révolutionnaire que de
profundis quarante fois. Dans l'ensemble, l'intégrité de l'oeuvre a été
respectée, sur le plan matériel; Ziélinski a simplement écarté l'oeuvre de toute
actualité, l'a mise, selon ses propres expressions, « sur les cimes de la poésie
classique authentique ».
La tentative est hardie et il est possible qu'elle se heurte à
quelques difficultés. C'est que l'inspiration de Serge Essénine est une inspiration de
rebelle, plus exactement une inspiration de « rebelle paysan » ; il semble bien
difficile de réussir à faire passer cette poésie pour l'expression des sentiments
impeccablement civiques d'un bon jeune homme bien rangé. Ziélinski avoue d'ailleurs
intrinsèquement son embarras: ne pouvant présenter cette oeuvre violente, criante,
désespérée, tragique, comme une oeuvre de tout repos, il en vient à imaginer la
fiction: ce sont les « amis » (entre guillemets dans le texte russe) d'Essénine
qui, seuls, sont responsables de l'antisoviétisme d'Essénine.
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Nous avons dit au début qu'Essénine, même après sa mort, reste
étonnant.
Cela vient d'abord de ce que ce poète fut un visionnaire : chantre
des villages, il décrivit dès 1920 la lutte des paysans contre « l'Hôte de fer »
qui s'apprêtait à détruire toute la vie rurale traditionnelle. De nombreux poèmes, qui
lors de leur parution parurent des suites d'images purement lyriques, se sont révélés
être des descriptions exactes de la Russie pendant la collectivisation; à ce propos, il
est inexact de dire comme le fit André MalrauX au Congrès des écrivains soviétiques en
1934: « L'URSS ne sera jamais exprimée » ; elle fut exprimée d'avance par de
nombreux textes prophétiques d'Essénine (comme aussi de Blok et de Maïakovski).
La nouvelle édition complète nous permet aussi de relier
connaissance avec un Serge Essélline tout à fait inattendu: un Serge Essénine auteur
dramatique.
C'est de mars à septembre 1921 qu'Essénine écrivit sa pièce: Pougatchov. Il est possible que ce soit là son
chef-d'oeuvre ; jamais ailleurs il n'a, avec une telle ampleur, déroulé un tel univers
d'images fraîches, miraculeuses.
La pièce comprend huit tableaux, disposés chacun avec simplicité
et grandeur; elle a pour sujet l'histoire de la révolte du célèbre cosaque Pougatchov
contre Catherine II et l'écrasement de cette révolte par trahison; en réalité, Serge
Essénine y chante, en s'appuyant de temps à autre sur cet événement historique l'état
permanent de rébellion sacrée du village russe contre le pouvoir central (1).
Serge Essénine voulut-il écrire cet admirable texte en adoptant
l'optique particulière de l'homme de théâtre? C'est peu probable; mais il faut songer
qu'en Russie il y avait, il y a, une tradition du théâtre poétique: cela commence avec
Pouchkine: nous l'avons retrouvée avec « Vladimir Maïakovski " par Vladimir
Maïakovski. Si on y regardait d'un peu près, on y retrouverait aussi quelque chose des
principes du théâtre grec: on contemple le héros, et la foule, et le pays; il y a peu
de participants sur la scène, en fait, c'est l'univers entier qui, avec un minimum de
moyens techniques, participe. Le résultat est incontestablement grandiose; il serait du
plus haut intérêt de tenter de représenter sur un théâtre cette oeuvre conçue
d'abord sur le plan de la représentation intérieure ; il est très probable qu'elle
susciterait, plus encore qu'à la lecture, une émotion sacrée.
(1) Il existe
une fort honorable traduction de « Pougatchov » due à la collaboration de Marie
Miloslavski et de Frantz Hellens; parue en 1922 à mille exemplaires aux Editions
Povolotzki, à Paris, elle est épuisée. (note d'Armand Robin) |
Cet
article était accompagné de 4 documents :
- Une photo de la maison natale
dEssénine
- Une photo dEssénine avec sa
mère
- Lettre à ma mère, (sur 2 colonnes),
traduction dEssénine par Armand Robin, extraite de Ma Vie sans Moi.
- un articulet : nos illustrations :
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