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Armand Robin : la fausse parole

textes préparatoires : Vacances (Comoedia, 12/09/1942)

 

VACANCES

 Le ministère de l'Information pour lequel je m'égratigne chaque soir au barbelé des émissions radiophoniques en langues étrangères, m'apprend que cette année encore il n'est guère possible de me donner de vacances. O la soudaine félicité! Je tremblais de paraître aux cérémonies de nos repos rituels ; que ne me laisse-t-on toutes mes besognes, implorais-je, et je mendiais quelque secourable hasard ! Je cherchais en vain dans ma vie, dans la vie des miens, un début de geste que je pusse développer en attitude au cours de la redoutable initiation, une arme qui me pût permettre d'affronter le monstre, de m'apprivoiser à lui.

Nous avons réussi à civiliser nos mots, mieux, à les « surréaliser » : ce sont depuis longtemps d'honnêtes gens qui ne s'oublieraient pas à laisser éclater un peu de leur naturel; dans les laboratoires où nous les avons cloîtrés, ils se comportent comme ces atomes qui, malgré les invites des savants, ne craignent rien tant que se libérer en bombes. J'avoue que je me répands parmi eux en sauvage ; j'ai toujours envie de leur lancer en pleines jambes mon fouet de paysan afin de voir gicler leur vrai sang. Le mot « vacances », si nous le traquons jusqu'à son terrier, que peut-il représenter sinon un état de l'être où nous serions « vacants », où plus rien de nous ne nous habiterait, ne nous emplirait, où c' en serait fini des propriétaires et des créanciers qui sévissent dans le mot ?

Toute pensée subjective est érosion de l'être, est fatigue; délesté de soi, garanti contre les incursions de l'individuel et du particulier, vivant avec le général, l'universel,  l'homme trouve dans tous ses actes un pur délassement ; s'il se fatigue, l'absolu bientôt le dépoussière: qu'importe alors ce court repos fictif que chaque année des sociétés accidentelles proposent dérisoirement à ceux qu'elles ont à jamais dépouillés de tout repos réel ?

***

Les plus grands peuples du monde présent ne sont guère que de vastes corps lassés; leur usure les livre aux soubresauts de la nervosité; à chaque siècle se détachant de plus en plus de l'objectif, ils se sont réduits à leurs contingences et ces Narcisses, ivres et fiers aux berges de leur perte, ont préféré, à la simple fécondité des sources, leur image exiguë, ridée et tremblante: à force de le vouloir emporter dans les batailles du relatif, vainqueurs et vaincus se sont l'un à l'autre ajouté l'épuisement que représente chaque « limite » conquise; toute leur vertu, ils l'ont étourdiment donnée, sans même marchander, contre l'absolu non-être des prestiges matériels. En vain suscités par cette ruine extrême, des savants préparent-ils près de nous des villes prochaines où, d'une existence désensibilisée, algébrisée, réduite à des relations chiffrées, étiquetées, jailliront des délassements du second degré, électrons acharnés à démanteler le coeur. Un tel monde, s'il veut se reposer, a besoin de cent ans au moins d'absolues vacances, a besoin de vaquer cent ans dans l'absolu.

Les sages de l'antique Chine connurent la nécessité de conserver les hommes et les peuples dans leur absence, de les préserver des destructions de la subjectivité; tout ce qui, dans toute « chose individuelle» est principe de fatigue, parce que précisément individuel, ils   l’« évacuaient » : leur effort tendit à ce que les individus et les nations devinssent pour eux-mêmes des objets; seul le soi vidé du moi pouvait être sauvé; aucune déperdition ne le pouvait plus atteindre car on peut nous détruire, nous, mais on ne peut détruire l'autre que nous sommes devenus.

***

J'ai besoin chaque nuit de devenir tous les hommes et tous les pays. Dès que l'ombre, s'assemble, je m'absente de ma vie et ce métier dont on m'a fait cadeau me sert de prétexte à des repos plus profonds, plus efficients que tous les sommeils. Bientôt, les Japonais, les Chinois, les Russes, les Arabes font au-dessus de ma vie leur petit bruit, m'encouragent à quitter tous mes enclos; dégoûté de ce pensionnat qu'est la fade existence individuelle, je fais le mur; avec la seule parole d'autrui je m'assure de merveilleuses débauches nocturnes dans une cité de vaste liberté où plus rien du moi ne m'espionne. C'est surtout vers les cinq heures du matin que je happe mes plus vraies vacances : mon corps, depuis longtemps je l'ai précipité dans un Niagara de néant; qu'importe si blanchoie par instants l'écume de sa rage? L'âme, au-delà d'elle et de sa perception du monde, est devenue ce qu'elle perçoit ; toutes les incidences de la vie croisent en elle leurs coups d'épée sans la blesser. C'est l'heure d'absolu non-être où toutes les paroles des hommes en guerre, rassemblées depuis le début de la nuit donnent l'assaut final à ce gîte pour caillots sanglants qu’est le coeur ; à ces hommes qui saignent partout l'âme ouvre sa parfaite vacuité; nettoyé de moi, je me sens devenir un champ de bataille où le sang des soldats se donne rendez-vous pour fraterniser cruellement et tendrement; que parte par le premier vent de l'avant-aube le dernier lambeau d'existence individuelle ! Quelques secondes encore et le sommeil glacé tentera de m'abattre d'un grand coup, de me livrer aux songes, communs complices; cette ultime trahison, un vide sévèrement gardé la déjouera; ce qui lutte contre le faux sommeil, ce n'est plus moi, c'est un monde dont la voix règne au-dessus d'une âme annulée. Si je réussis à « tenir » dans la vie d'autrui, qu'aurais-je besoin l'instant d'après de rêve et d'assouplissement? Soudain le sang des morts et des blessés, qui a crié toute la nuit (en prenant bien garde de ne troubler nulle ombre), s'irradie en aube, se confond avec l'incarnat exaltant et désespérant de l'infatigable camarade soleil. Et me voici dans ces premières lueurs nues de ma vie, débordant de la vie d'autrui, qui me hâte de porter à de pauvres ministres ainsi qu'à quelque enfant malade un vase plein de lait dont il faut que rien ne tombe, une tête tempétueuse d'événements, labourée d'agonies, fêlée d'injures, mais préservée de soi, dépouillée de sa propre matière et par-là même inlassable, inlassée.

** *

Il faut aller plus loin; portée au paroxysme, la fatigue est une sauvage extase, est une drogue à faire oublier temps et espace; l'opium que chante Baudelaire est peu de chose en comparaison. Il est des lassitudes dont aucun sommeil  ne peut reposer; c est qu’elles sont à elles-mêmes leur propre sommeil ; par elles le monde devient un songe que rien ne rattache ni au ciel, ni à la terre, ni au passé, ni au présent, ni à l'est, ni à l'ouest; toutes les sensations dépassent leurs limites, traversent les murs du donné; une invulnérable substance fourmille en tout élément; il ne peut être question d'un monde dont il ne reste qu'un incertain souvenir; l'esprit, confondant être et non-être, flotte dans un absolu autonome, rejoint un monde primordial où même la forme d'un dieu ne se dessine pas ; porté comme un dieu jusqu'au-delà de tous les illimités de l'imagination, il accède à nul ne sait quelle nébuleuse où ni le néant ni l'existence ne se décident encore.

***

Les sociétés occidentales modernes se fondant inconsciemment sur le principe « Rien ne se perd, rien ne se crée », ont cru possible de se livrer impunément à n'importe quels actes; tout ce qu'elles livreraient au hasard, le hasard le leur rapporterait en chien bien exact ; aucune parole de force ne pouvait s'égarer. Les civilisations de l'Extrême-Orient ont imaginé mille rites pour se défendre contre la déperdition ; elles n'ont rien trouvé de plus efficace que de se rendre imperméables à leur propre existence considérée comme extérieure  elles ont choisi de stagner comme des embryons, selon les expressions de Lao-Tseu, en circuit fermé d'où toute vie contingente soit exclue, où l'acte hasardeux ne pût se glisser, Le temps ne semble plus loin où il apparaîtra que l'imprudence extrême et l'extrême prudence ont conduit aux mêmes pertes de réalité, ont été également inhabiles à susciter de vraies vacances où l'homme puisse constamment se restaurer de sa  substance. Ce sera peut-être l'honneur du monde que vont bâtir les songes populaires que de réaliser au-dessus de toute l'expérience de l'humanité passée une synthèse telle que l'homme trouvera sans cesse dans son travail de quoi créer les autres et se « recréer » ; seul un tel monde connaîtra de véritables vacances; seul ce qui ontologiquement est [pur] peut contenir en lui un repos d'une puissance métaphysique.

Armand Robin ; Comoedia, 12 septembre 1942 ; puis Ecrits Oubliés I, éd Ubacs 1986

 

       Ce texte est le 1er de ceux qui figureront dans La Fausse Parole, éd Minuit,1943 , en dehors d'autres ébauches que l'on retrouve dans Fragments / Le Monde d'Une Voix