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Armand Robin : la fausse parole

textes préparatoires : Vacances (revue 84 -mars 1950)

 

VACANCES
Ce texte date d'un temps où je ne me savais pas encore atteint d'un métier.
On m'apprend que cette année encore on ne peut m'accorder de vacances : je dois rester là, gisant sous les émissions radiophoniques en langues dites étrangères.
O la soudaine félicité ! Je tremblais d'avoir à paraître aux cérémonies de nos repos rituels. « Que ne me laisse-t-on toutes mes besognes! » implorais-je, et je mendiais contre le danger quelque secourable hasard. Je voulais travailler, me travailler.
Et que ferais-je, me disais-je, de leurs vacances? Je suis absolument vacant à tout instant; rien de moi ne m'habite; ahan par ahan, me désertant implacablement, je me crée en successif autre ; grâce au non-but et au non-calcul, authentiquement je vaque.
Tout contre, très nerveux et tumultueux, de vastes êtres collectifs. A leur tête, les grands peuples, très abîmés.
Soubresautants et comme tétanisés de subjectivité, ils se pressent contre toute âme réfractaire en vue de profiter d'elle, affaiblis qu'ils sont par le souci de ne rien laisser échapper de ce qui leur semb1e un avantage matériel immédiat. Ils n'ont pas l'esprit de s'appliquer à se conquérir un état dans le non-eux, ils ne sont pas contre-intéressés. Devant cette sottise on reste là, comme ça ; on ne peut plus rien faire ; même les poètes ne happent plus que des souffles accourcis en râles.
Plus ils tombent, plus, comme pour aider à leur chute, ils s'alourdissent de leurs « eux-mêmes »; ivres et vaniteux aux berges de leur perte; ils en sont venus à préférer, au calme nourricier des sources, le trouble qu'y porte leur image exiguë, ridée et convulsée.
A force de vouloir l'emporter dans les batailles du relatif, vainqueur et vaincu se sont l'un à l'autre ajouté l'épuisement que représente chaque limite conquise ; toute leur vertu, ils l'ont étourdiment troquée, sans même marchander, contre une captivité dans la prison des intérêts. En vain, suscités par cette ruine extrême, des savants préparent-ils près de nous des sociétés où d'une existence désensibilisée, algébrisée, muée en relations chiffrées, étiquetées, jailliront des délassements du second degré : un tel monde, s'il veut se reposer, a besoin de plusieurs siècles d'absolues vacances, a besoin de vaquer un millénaire dans l'absolu.
Dans l'antique Chine les sages connurent la nécessité de tenir les individus et les peuples dans une substance que leurs appétits subjectifs ne pussent corrompre; ils recommandaient à chaque peuple de devenir un non-peuple ; ils évacuaient de tout être sa personnelle existence ; seul, le vidé du soi pouvait être sauvé; aucune perdition, voire aucune déperdition ne pouvait plus atteindre quiconque héberge en lui les autres.
J'ai besoin chaque nuit de devenir tous les hommes et tous les pays. Dès que l'ombre s'assemble, je m'absente de ma vie et ces écoutes de radios, dont je me suis fait cadeau, me servent de prétexte à des fatigues plus reposantes en vérité que tous les sommeils.
Déjà. Chinois, Japonais, Arabes, Russes, Turcs, Espagnols font au-dessus de moi leur petit bruit, m'aident à quitter tous mes enclos ; dégoûté de ce pensionnat qu'est la fade existence personnelle, je fais le mur. Avec la parole d'autrui je goûte à de merveilleuses bamboches nocturnes où plus rien de moi ne m'espionne.
C'est vers les quatre heures de la nuit que je vaque le plus exquisément : mon corps, je l'ai précipité depuis longtemps dans un Niagara d'anéantissement ; sa mort me vivifie; qu'importe si par instants encore, telle une rageuse écume exigeant de parader sur les flots noirs de l'abîme, blanchoie son désir que je l'endorme ? Je suis tout au plaisir de me percevoir délesté de cette créature étrangère, abusive.
Attroupées depuis le début de la nuit, toutes les paroles des hommes en guerre donnent l'assaut à ce gîte pour caillots sanglants qu'est le coeur. En foule, se clamant puissants chefs de peuples, se pressent des bambins braillards et bafouillants, batailleurs et balafrés ; chacun de ces marmots tire derrière lui son jouet de millions d'hommes physiquement et mentalement tués ; inaltérablement vide, je deviens leur champ de bataille où ne plus pouvoir batailler ; se faisant lieu absolu de tous les heurts, l'âme très lisse annule l'univers de heurts ; les traînailleurs de jouets sanguinolents deviennent blancs fantômes entraînés sans leurs jouets par les brumes de l'avant-aube.
Encore quelques instants et, cette fois, le gel du sommeil tentera d'imposer ses bras glacés à mes bras refuseurs. Puis, en complices frissonnants, me provoqueront les songes. Cette ultime séduction, l'outre-fatigue la déjoue : qu'ai-je besoin d'ensommeillement, d'ensongement, alors que je lampe, jusqu'à l'ivresse du non-être? Par le premier souffle d’avant le jour s'enfuit ma dernière guenille d'existence personnelle ; bien plus, si je tiens ces dernières minutes encore dans la vie d'autrui, je pourrai bientôt paraître en la nouvelle lumière en danseur titubant, en sobre ivrogne exécutant les figures du non-moi.
Lorsque enfin, encore empâté de sommeil, semblable à un très rond visage rougi de tout le sang répandu cette nuit, surgira le vaniteux soleil, je serai en état de porter à travers les filets des premières lueurs vers ces hommes plus pauvres qu'on nomme puissants, ainsi que vers quelque enfant malade un vase plein de lait dont il faut que rien ne tombe, ma tête labourée de toutes les paroles qui meurtrissent, ma tête fêlée de tous les événements qui cassent, - tète qui n'est plus ma tête ; - tête en toute antitête entêtée, tête fatigue d'une fatigue d'outre toutes les fatigues et par là changée en une plus inlassable, inlassée tête.
Portée à ce degré, la lassitude devient une sauvage extase, une drogue à faire oublier temps et espace.
Il est des lassitudes dont nul délassement ne dépoussière; par elles en toute situation donnée on est fait non-matière inconditionnable ; par elles, sur l'autre inaltérable versant du perçu, on vogue en objet allégé, fétu pris d'univers ; par elles, une surnature près de nou.s partout scintille.
Fatigue d'outre la fatigue, toi qui par qui j'ai constamment vacances, - fatigue d'outre la fatigue, ô toi, mon repos sans nom, ô toi qui me dors sans que je dorme, - fatigue d'outre la fatigue, ô toi, mon amie, ma confidente, mon épouse, - merci ! et, oh ! jamais, jamais ne me quitte !


Armand ROBIN, 1943.

84, 1950, N° 13, P 54-56

 

       La 1ère version de ce texte date 1942, et a été publiée dans la revue Comoedia le 12/09/1942. La version ci-dessus - datée de 1943 par son auteur - n'a été publiée qu'en mars 1950 dans le N° 13 de la revue 84.