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Armand Robin : la fausse parole

textes préparatoires : Outre-écoute (Revue 84 - octobre 1950)

 

Outre-écoute

De temps à autre, au cours de mon tête-à-tête avec les radios mondiales, il m'advient de me percevoir en contact, comme par médiumnité, avec de redoutables êtres mentaux assiégeant la planète, obsédant l’humanité, cherchant des peuples entiers d’esprits à subjuguer, à sahariser.
Certes, même en ces très fugaces instants, chacune des propagandes diffusées , considérée isolément, reste pour moi servante soumise aux buts de ceux qui la suscitèrent ; mais c’est l’ensemble des propagandes lancées simultanément sur la terre jour et nuit, sans jamais une seconde d’interruption, qui m’apparaît brusquement changé en une volée d’oiseaux de proie impatients de fondre sur des millions de cerveaux, de s’en repaître. J’entends alors, au-delà des paroles, des cris de carnassiers mentaux en quête de pâture.
Tout se passe alors comme si les informations et argumentations mises en circulation par les plus puissants hommes de ces temps échappaient à leurs maîtres, devenaient des personnes autonomes poursuivant contre nous pour leur propre compte l’œuvre dont nous les avions chargées (pour nous).
Quelques perceptions donnent beaucoup à penser, encore que d’abord on hésite à les admettre dans la conscience claire .
Inlassablement l’appareil à bavardages jette contre l’entendement un massif monde de nouvelles ; or on dirait que jamais rien n'est dit et que ce qui est dit n'est jamais rien ; il n'y a plus d'événement ; un silence encore inentendu s'est allongé sur tout pays ; les informations ont beau se multiplier, l’auditeur se sent devant une universelle absence de véritables nouvelles, devant une mondiale « ananguélie ».
L'appareil à bavardages passe généralement pour fournir la meilleure preuve de la toute-puissance de quelques hommes tout au long des opérations verbales entreprises pour coloniser les âmes ; à l’écoute de cette machine, comment ne pas se persuader que les techniciens de la possession des cerveaux se tiennent en maîtres absolus sur tous les points de la trajectoire suivie par les mots depuis l’esprit de qui veut mentalement dominer jusqu'à l’esprit de quiconque peut être mentalement dompté ? Or que se passe-t-il dans le cas de la radio où les psychotechniciens les plus froids, aidés par les forces les plus nabuchodonosoriennes , instruits en des laboratoires spécialisés dans l’intoxication mentale des peuples, procèdent avec une constante lucidité à des sortes de bombardements systématiques par engins verbaux téléguidés, tenus en laisse si loin qu’ils doivent aller subtils serfs sans fin soumis ? Que se passe-t-il dans le cas de la radio russe ?
Ici les propos diffusés ont fini par acquérir, de là les automatismes, une permanence, une constance, voire une substance telles qu’il semble désormais insolent qu’un cerveau humain intervienne pour les mettre ou les tenir en route. Ils ont usurpé, hors de l’atteinte de leurs orgueilleux créateurs, licence d’être ; ils vivent en durs et interchangeables archanges loin des propagandistes qu’ils font paraître moqués et sans fin moquables. Ces êtres mentaux, engendrés par les plus superbes « spécialistes » d’entre nous, nous ont battus ; la parole stalinienne n’a plus besoin de Staline, le bafoue ; elle a pris du Staline, ne rend rien à cette chose.

Les personnes psychiques nées des propagandes sont voraces, omnivores, seulement à nos dépens ; elles se sustentes de toutes nos inattentions à penser, s’engraissent de toutes nos défaillances à vivre ; leur aliment préféré est notre désir de nous nuire les uns aux autres. Seul notre assassinat mental les rassasie.
C’est sans doute pourquoi des hommes de plus en plus nombreux choisissent de ne plus entendre l’appareil à paroles ; ils se détournent de l’indésirable présent que leur firent les savants, refusant avec un obscur et sûr instinct d’entrer en contact avec les monstres avides qui rôdent autour d’eux ; écouter une émission de propagande leur paraît permettre à ces pilleurs de tenter une razzia contre leur entendement.

En ces heures d’après-minuit où l’humanité dormante s’offre sans défense sous les fantômes, ma besogne professionnelle me fit songer il y a déjà cinq années, confusément :
« Le temps ne va plus nulle part. Les faits apparents sont innombrables et leur pression s’alourdit sur les cœurs ; ils tombent précipitamment, mais ce ne sont qu’aspects pris par l’universelle tentative de séduction à la veille du suprême combat . Les peuples croient ne mourir que matériellement ; soixante millions d’hommes tués pour la victoire du pire au cours du deuxième apparent conflit mondial n’ont senti que ténébreusement l’étrangeté du cataclysme ; ceux qui périssent d’une mort plus profonde dans la grande nuit perçoivent encore moins clairement ce qui s’accomplit en ces temps, car toute possibilité est donnée de dégrader les quelques infimes lueurs qui s’attardent encore ; le fait même que des millions d’hommes sont tués dans les conditions les plus sottes et les plus ironiques, que des millions encore plus nombreux d’hommes sont tués d’une mort qu’ils ne connaissent même pas, le fait même qu’on ne dit pas aux hommes que la mort en pleine vie à eux destinée en ces temps est une mort qui ne paraîtra pas la mort, mais qui plus mortellement les cadavérise, ce fait est le seul fait.
M’éveillant de mes veilles mêmes, je vois un géant insecte installé à son aise en toute conscience. Le pouvoir d’expression vient d’être enlevé de la surface du globe ; aucun mot pour nommer la situation réelle où tous nous sommes. L’homme continue à remuer les lèvres, mais tout authentique usage de sa parole vient de lui être retiré. Il vogue en maladroit poisson en des siècles d’inouïe muetteté. Et l’homme ne veut toujours pas reconnaître que tous les mots dont il se faisait une bouche sont morts ; alors on lui tue cent fois ces morts ; il ne veut toujours pas reconnaître que ces morts tués sont bien morts ; alors on les lui met de travers sur les lèvres, cadavres absurdes, signes à l’envers, parodie ».

Prostré sous l'appareil où toutes les langues me deviennent en ces moments non-langue, j'assiste ainsi dans un règne d’outre-écoute à une guerre dépassant nos guerres à nous, guerre nourrie de nos guerres à nous pour annuler nos guerres, guerre gloutonne de nos guerres, guerre où les ensanglantements sont invisiblement de millions d'esprits saccagés, guerre blanche sans nom. Oreilles closes, j’entends au-delà du déferlement des mots la muette mise à mort du verbe.
Armand ROBIN.

Revue 84, octobre 1950, N° 15 p 82-84, rubrique Radio.

 

       Le texte ci-dessus est une version préparatoire qui servira à Outre-Ecoute I Les éperviers mentaux et Outre écoute II - la mise à mort du verbe de La Fausse Parole.