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Armand Robin : la fausse parole

textes préparatoires : La mise à mort du verbe (Revue 84 - septembre 1950)

 

LA MISE A MORT DU VERBE

Au cours de mon tête-à-tête avec les radios mondiales il m'advient d'entendre non plus ces propagandes, mais, au-delà d'elles, des cris de carnassiers mentaux en quête de pâture ; il me semble en ces moments-là être en contact avec de gigantesque êtres psychiques nés de nous et détachés de nous, nourris de nos guerres à nous et nous faisant la guerre à nous tous indistinctement ; les informations et argumentations mises en circulation par les plus puissants d'entre nous se muent en personnes autonomes poursuivant pour leur compte propre les besognes dont elles avaient été chargées par nous.
Je ne m'exprime pas ainsi par goût pour l'irrationnel ni par tendance à la poétisation. J'essaie de cerner une réalité peu connue, de détecter et définir un état de fait.

Beaucoup d'hommes ont déjà pris conscience confusément de la menace représentée par le déferlement des propagandes radiodiffusées. L'extrême méfiance instinctive de tant de nos contemporains à l'égard des propos radiophoniques, méfiance qui va parfois jusqu'à se transformer en répulsion pour l'appareil récepteur lui-même, apparaît bien comme une réaction de défense ; lire le journal le plus injurieux pour les facultés mentales est considéré en comparaison comme un danger anodin, alors que tourner le bouton d'un appareil de radio pour écouter des propagandes signifie pour un nombre d'hommes de plus en plus grand se mettre en relation avec un monde maléfique assiégeant notre planète, visant à subjuguer des peuples entiers d'esprits, les obsédant déjà. Tout se passe comme si, pour une grande partie de l'humanité, ces massives nappes verbales pouvaient abîmer, tel l'Atlantide sous les antiques irruptions d'eaux, l'entendement humain patiemment créé depuis quelques millénaires.
Sur un plan plus immédiat beaucoup d'hommes perçoivent déjà plus ou moins clairement que le nouvel appareil, originellement destiné à mieux informer, fait bien pis qu'informer mal : par lui l'auditeur se trouve devant une universelle absence de véritables nouvelles, devant une mondiale « ananguélie » ; en vain jour et nuit l'inlassable appareil à bavardages jette-t-il contre l'esprit un chaos sans cesse insistant de nouvelles : on dirait que jamais rien n'est dit et que ce qui est dit l'est jamais rien; c'est comme s'il n'y avait plus d'événement, comme si un silence encore inentendu s'était, installé à l'aise sur tout pays, masqué jour et nuit sans jamais une seule seconde d'interruption par un tumulte orgueilleux.
Encore aujourd'hui il est communément admis que l'appareil à bavardages fournit la preuve que quelques techniciens en la science de l'oppression des esprits disposent d'une sorte de toute-puissance tout au long du trajet suivi par les propagandes depuis le cerveau de qui désire mentalement dompter jusqu'au cerveau de quiconque est mentalement domptable; les valets verbaux, commandés et pour ainsi dire téléguidés en chaque point de leurs voyages, reviennent vers leurs maîtres sous leur forme de valets, n'ont fait qu'accomplir des commissions en des millions de cerveaux, attendent en serviteurs stylés de nouveaux ordres. Notamment, on est tenté de penser que tel est le cas des radios totalitaires, c'est-à-dire, pour le moment présent, des radios staliniennes : en ces radios de très habiles psychotechniciens, instruits en des laboratoires spécialisés dans l'étude des moyens les plus propres à intoxiquer mentalement des peuples entiers, aidés par les forces les plus nabuchodonosoriennes, procéderaient avec une glaciale et constante lucidité à des bombardements massifs par robots verbaux. La réalité semble fort différente.
Les propagandes diffusées par les radios chargées à l'extrême de volonté de puissance sont justement celles qui échappent le plus injurieusement aux propagandistes : elles s'acquièrent une permanence, une constance, voire une substance telles qu'il est bientôt de toute évidence inutile qu'intervienne, un cerveau humain pour les maintenir ou les remettre en circulation; usurpant licence d'être, elles ne retournent plus vers leurs créateurs, les moquent ; dans le cas des radios staliniennes notamment, on assiste à une sorte d'annulation des maîtres par leurs paroles. Le dictateur se voit chassé de son langage ; il se dilue, lui aussi, en l'entité verbale à laquelle il a tout donné et qui ne lui rend rien ; séparé de la vie par les propagandes suscitées pour dominer la vie, il est en outre séparé de ce langage de séparation; il est l'aliéné suprême.
Si le dictateur possédait selon son rêve l'univers entier inconditionnellement, il établirait un gigantesque bavardage permanent où en réalité nul homme n'entendrait plus qu'un effrayant silence ; sur la planète régnerait un langage annihilé en toutes langues. Et le dictateur suprême, isolé parfaitement dans l'atonie, loquacement muet, tumultueusement assourdi, serait le premier à être annulé par les paroles nées de lui et devenues choses hors lui ; il tournerait indéfiniment en rond, avec toujours sur les lèvres et dans les oreilles les mêmes mots obsessionnels, dans un camp de concentration verbal.

Cet assassinat du langage est-il le fait de la seule propagande totalitaire ou bien, si peu que d'une façon quelconque et fût-ce contre les propagandes il y a début de propagande, ce meurtre se produit-il inéluctablement ? Autrement dit, des radios qui ne voudraient pas du totalitarisme seraient elles induites fatalement à participer, elles aussi, à la mise à mort du Verbe ? Nous avons des raisons de le craindre.
Certes ne convient-il pas trop de s'inquiéter de la présence d'éléments obsessionnels identiques dans les radios russes et non russes. Le processus de la répétition permanente si caractéristique des radios staliniennes, atteint également maintes fois les émissions de LA VOIX DE L'AMÉRIQUE en russe et en langues des pays de l'Est ; sur bien des thèmes, les radios les plus farouchement dressées l'une contre l'autre en arrivent à diffuser des formules identiques ; nous ne citerons qu'un exemple entre quelques dizaines : parlant des élections, des gouvernements, des institutions du monde non russe, les radios staliniennes ne cessent d'employer le terme « soi-disant » ; mais c'est exactement de la même façon que les radios anglo-américaines parlent de « la soi-disant démocratie soviétique », des « soi-disant élections » organisés dans l'Empire stalinien, etc. Les accusations les plus violentes et les plus tranchées sont retournées : sans arrêt, par un va-et-vient perpétuel où le langage perd toute vertu, par les radios adverses. Bref une sorte de même maladie mortelle semble avoir atteint, dans les radios les plus opposées, un grand nombre de formules.
Cependant, du côté des radios non russes, il est clair qu'il s'agit là d'un simple mimétisme, volontaire par surcroît. Le danger nous paraît être ailleurs.
Il est latent dans l'esprit humain actuel et l'apparition de la propagande totalitaire ne fait que le révéler après l'avoir utilisé. Le processus qui mène au langage obsessionnel, c'est-à-dire en fin de compte à la suppression du sens des mots, a quelque chose de fascinant, d'envoûtant : dans ce surgissement d'un non-langage il y a comme la promesse d'une nouvelle façon d'être, laquelle, tel le vide, attire et fait chuter ; si affreux que cela puisse paraître, nous irions jusqu'à dire qu'à des millions d'hommes cette biblique extermination du langage peut apparaître comme un repos inespéré, comme une Terre promise ; le silence totalitaire, parfaitement réalisé sous forme de fausse parole imposée à toutes les lèvres, a bien des chances de réussir à hypnotiser une humanité harassée ; un tel silence est promesse, non plus de mort au sens que les religions ont donné à ce mot (dans cette mort il y aurait encore vie et conscience plus éveillée), mais d'une mort encore innommée où chaque homme serait transformé en objet glacé ; dans les eaux de la parole totalitaire l'humanité voguerait à l'aise en goûtant aux plaisirs des poissons muets ; bien plus, ces pseudo-humains auraient besoin à chaque instant de ces vagues de paroles insensibilisées et ne pourraient plus supporter d'en être retirés, encore moins d'être mis dans le cas d'avoir eux-mêmes à parler.
Il se peut donc, l'écoute des émissions radiophoniques permet d'arriver à le penser, qu'une partie de l'humanité actuelle ne désire plus du tout de vraie parole, qu'elle aspire à s'entourer quotidiennement non de mots vrais mais des bruissements des oiseaux de proie psychiques créés par les propagandes, qu'elle aide de tout son pouvoir à la mise à mort du Verbe. Cela expliquerait pourquoi, d'autre part, beaucoup d'hommes se sentent envahis d'une secrète angoisse sitôt que le hasard les met en communication avec une émission de propagande. Il se peut que le processus de mutation de l'espèce humaine soit déjà plus avancé qu'on ne le soupçonne et que déjà soit né un être nouveau ou plutôt une sorte d'objet ayant besoin de la propagande totalitaire comme principal élément.
C'est effrayant et je souhaite de tout coeur m'être trompé. Mais comment éviter, prostré sous l'appareil à bavardages où à ces moments toutes les langues me deviennent une même non-langue, de songer que j'assiste à une guerre dépassant nos guerres à nous, se sustentant de nos combats pour annuler les combats qui du moins nous appartenaient encore, guerre où les ensanglantements sont invisiblement de millions d'esprits saccagés?

Armand ROBIN.
Revue 84, septembre 1950, N° 14 p 99-101

 

       Le texte ci-dessus sera profondément remanié pour intégrer La Fausse Parole : une partie figure dans Outre-écoute 1 -  Les éperviers mentaux - et une autre Outre-écoute 2 - La mise à mort du verbe - .