Pendant la guerre, Armand Robin avait déjà transmis certains de ses bulletins d'écoutes à des résistants et au journal Combat. C'est donc tout naturellement que l'on cite habituellement le journal comme étant un des abonnés au bulletin. C'est donc tout naturellement aussi qu'en 1947, en pleine guerre froide, où moment où les USA et l'URSS se livrent à une formidable guerre de propagande, Armand Robin accepte, à la demande d'Albert Camus,de rédiger une chronique hebdomadaire sur les relations internationales vues à travers les radios en langues étrangères. En fait Robin commence à y livrer ses réflexions sur le pouvoir de la parole transmise par les médias. La collaboration durera du 18 septembre 1947 au 29 mai 1948 -soit 30 chroniques- sans que l'on sache ce qui a pu y mettre fin.
L'EXPERTISE DE LA FAUSSE PAROLE.
Les réflexions que voici n'ont pas "précédé"mon travail d'écoute des radios étrangères, mais se sont peu à peu imposées à mon esprit au cours des écoutes.
Il n'est pas exagéré de dire que "l'information"n'existe pratiquement plus sur la surface. du globe ; nulle part il n'existe de données sur les événements essentiels, sur les véritables problèmes. Il s'ensuit que, dans les radios mondiales, on se trouve la plupart du temps en face du néant et le fait que ce néant soit répété à tout instant du jour et de la nuit ne fait qu'accroître le vide.
Restent, il est vrai, les "commentaires". Ils sont en général bien plus intéressants que les "informations"; mais leur richesse ou leur valeur est très relative, du fait même qu'ils tournent autour des informations dont nous venons de signaler le caractère généralement artificieux c'est du néant complexe greffé sur le néant brut.
Exception faite jusqu'à un certain point pour les radios anglaises qui tiennent encore à « suivre la vie », à donner un tableau concret de la situation générale du monde, on peut dire que ces informations artificieuses et ces commentaires autour de cette facticité tendent à « changer la notion de vérité, voire à la remplacer par celle d'efficacité ». Il ne s'agit donc plus de rendre compte de la situation mondiale, mais d'agir sur elle par un ensemble de paroles bien calculées pour telle ou telle phase bien définie de telle ou telle action à mener. Ceci est particulièrement vrai de la radio russe intérieure ou internationale.
On peut donc dire que la radio est le meilleur moyen qui ait été imaginé jusqu'à présent pour « jeter des sorts » à l'humanité, pour obtenir d'elle qu'elle accepte chaque jour de se prêter à des opérations d'envoûtement. Ecouter des radios en quelque vingt langues étrangères mène irrésistiblement à penser qu'on est face à face avec de véritables opérations de magie noire, lesquelles ont pour but au sens fort du mot de « posséder l'humanité ».
Pour écouter avec quelque profit les radios, il fallait donc trouver un principe neuf.
LA PROPAGANDE DEVIENT PARFOIS LA PLUS EXACTE DES INFORMATIONS
Ce principe est le plus simple du monde ; les faits ayant "disparu" au profit de la "propagande", c'est la propagande qui devient le fait ; on peut même dire que la propagande est le fait essentiel de notre époque. Cela compris, il s'ensuit que si on le "dépasse", ce moyen de "possession" peut être "possédé" à son tour.
La propagande, bien envisagée, peut être définie comme la traduction en clair des désirs divers mais semblables qui mènent les collectivités humaines actuellement en présence et en conflit. Dans un monde essentiellement mû par la volonté de puissance (et non pas seulement comme il est généralement admis par des intérêts économiques), la propagande devient le fait qui sans cesse trahit les forces cachées ou camouflées ; l'étudier en tant que fait, c'est automatiquement se mettre en dehors d'elle et c'est expertiser la réalité du monde actuel ; l'examen critique de la propagande devient ainsi presque au sens religieux du mot une "révélation". (...)
1ère chronique: 18/9/1947
Les chroniques de Combat ont été rassemblées par Dominique Radufe sous le titre de la première d'entre elles: Expertise de la fausse parole. Le volume est publié par UBACS , Rennes.