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Ma vie sans moi
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Armand Robin : la poésie

 avant et autour de Ma Vie Sans Moi 

Nuit sur la grandeur  NRF 1/09/1939

                  


Nuit sur la grandeur

 

A ma toute fraîche fenêtre d'hier, ô toi, fréquent mira­cle pour mon regard,

très droit, je t'admirais. Et cette ville, ma ville, neuve encore,

m'était comme interdite; tout un pays que nul mot ne domptait,

dès moi-même se muant en ombre, m'exilait de moi. Les plus prochaines

choses ne se donnaient nulle peine que je saisisse. Au lampadaire

la ruelle aux mille hâtes se hissait; je la sus étrangère.

Brusque, une chambre, avec sa lampe, me fit face, pres­que palpable en moi...

déjà j'y étais coin, mais les volets me sentirent, se refermèrent.

J'attendis. Lors un enfant pleura; à la ronde dans ces demeures

je savais de quel pouvoir étaient les mères, mais je savais aussi

sur quels sols à jamais dépeuplés d'aide pousse tout pleur.

Plus tard ce fut un cri presque incanté: de très loin m'atteignit

un rugueux caillou d'attente; ce fut aussi, en bas, le toussotis

d'un pauvre vieux, qui, secouant sa tête comme un blâme, pensait confondre

la terre entière plus clémente. Puis une heure tintillonna !

je comptais, mais trop tard : elle croula, glissant par-dessus moi !

J'étais vraiment le gosse d'un autre village qu'on vient enfin d'admettre

aux jeux; mais il laisse toute balle le fuir encore et les ébats

qui pour les autres sont échange d'aisance le rendent maladroit;

il s'arrête, regarde au loin... où donc? Comme lui j'attendis !

soudain j’appris que j'avais tout saisi : c'était toi, Nuit, qui me fréquentais

tu jouais avec moi tes jeux de grande personne. Miracle! Oui, les tours

étaient pour moi mégères, une cité au destin méfiant, dos tourné,

contre moi gisait; oui, des montagnes fermées sur leurs secrets

se dressaient contre moi ! et cependant, plus près, un peu­ple d'étrangers

d'un pays de faim prenait gîte juste en plein flamboiement

capricieux de mon cœur; ô Nuit, ô ma Très-Haute,

toi seule n'éprouvais nulle honte à me connaître.

Ton souffle glissait très souple au long de moi; et ton sourire,

pour me porter ma part de l'immensité sévère,

en ma souffrance fit un pas.

 

Rainer Maria RILKE

 

NRF N° 312, 1/09/1939


 

     Poésie personnelle
          Ma Vie Sans moi