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Armand Robin: Devoir d'agrégation sur Mme de Sévigné (1936)

SUJET : "Voltaire définissait Mme de Sévigné: "la première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grâce". La critique moderne cherche volontiers, jusque dans les badinages avec Bussy-Rabutin," ce tréfonds d'une âme ou il y avait de la rêverie, de la méditation, de la durée, pour quoi Joubert disait que Mme de Sévigné lui était toutes choses" (A. Beaunier).

D'après les extraits du programme, quelle portée croyez-vous pouvoir attribuer, entre ces deux opinions extrêmes, au talent de Mme Sévigné ?



Peut-être est-il préférable de rester ignoré de Voltaire que d'être loué par lui; nul n'a su faire tenir plus de menace dans un éloge. Un peu comme Corneille, Mme de Sévigné s'écroule, victime des compliments de son admirateur et, bafouée d'éloges, se retire dans un coin discret du "Temple du goût": "La première personne de son siècle pour le style épistolaire, et surtout pour conter des bagatelles avec grâce". Retirez-vous, Marquise; vous brillez en dons délicieusement inutiles, mais nous sommes ici entre gens dont la pensée, sans doute, est de quelque portée. Adieu, charmante Marquise!

M.A. Beaunier, que le sujet qui nous est proposé a la hardiesse d'opposer à Voltaire, sait être moins galant et plus courtois; au surplus l'esprit, et surtout l'intelligence ne lui font pas défaut; un peu semblable en cela à presque tous les critiques de notre époque, dont la première règle semble être la "sympathie" à tout prix et qu'une générosité systématique incline à attribuer à tout auteur les qualités et les richesses qu'ils n'ont pas manqué de trouver en eux-mêmes, Mr A. Beaunier accorde aux "lettres" de Mme de Sévigné une valeur égale, ou peu s'en faut, au "journal" d'Amiel ou à celui de K. Mansfield.

Il faudrait oser croire que Mme de Sévigné ne se portera pas trop mal de cette épreuve inattendue. Qu'importe d'ailleurs? La portée que nous daignons parfois attribuer au talent d'un écrivain n'est peut-être que la mesure de nos propres désirs, et aussi, souvent, de notre propre force, lorsque ce n'est pas de notre propre faiblesse; sans doute, même conviendrait-il d'ajouter que l'artiste ou l'écrivain qui pour nous est "toutes choses" se trouve être communément celui qui s'accorde le plus complaisamment à nous et qui veut bien accepter tout ce que nous lui apportons; est "toutes choses" pour nous ce que nous avons au préalable gonflé de nous-mêmes.

Il y a dans le talent de Mme de Sévigné je ne sais quelle solide inconstance qui lui assure dans notre esprit, et surtout dans notre coeur, une portée sans cesse compromise, et parfois reconquise. Elle contenait en elle mieux que toute autre femme, le génie de la diversité ; elle était née pour le frivole dont elle savait s'occuper sérieusement, et pour le grave dont elle savait faire une bagatelle ; elle savait que le temps passe, mais elle avait appris aussi qu'il dure ; elle n'avait pas d'effort à fournir pour parvenir parfois à la finesse, mais elle ne se contraignait jamais à être intelligente avec une constance indiscrète. Bien mieux, son esprit lui-même souvent consent à disparaître : il n'est rien de plus amer que la vigoureuse infaillibilité avec laquelle se trompe sur Racine cette femme que l'on désirerait supérieure : "Racine passera comme le café". -Ni Racine, ni surtout le café, n'ont passé.- "Il écrit pour la Champmeslé, ma chère, non pour les siècles à venir". Mesquinerie, sans doute, d'une femme qui aurait volontiers reconnu en Racine le plus divin des poètes, s'il avait écrit du temps où elle était encore la plus jolie des femmes ! - On est, un instant du moins tenté d'être déçu et de chercher dans le style (cette gracieuse bagatelle dont il convient de ne pas tenir grand compte, quelles que soient les circonstances) une charmante et peu courtoise consolation. Mais le moment qui suit apporte à Mme de Sévigné une intelligence d'autant plus estimable qu'elle ne la préfère pas à la petitesse des pensées qu'elle vient de quitter; Mme la Marquise s'élève alors, bouscule et dépasse cette réfection dont elle ne saurait du reste que faire, et pénètre droit et bien avant dans le secret des événements et des êtres ; elle se libère de sa vie de femme, de sa vie de mère, de sa vie de grande dame, de la vie tout court qui lui impose ses faiblesses, ses mesquineries, ses sottises, et celle qui condamne Racine en étourdie, ne comprend rien à sa fille, maltraite son fils qui l'aime, se réjouit en passant de voir des Bretons pendus, confond la guerre avec les menuets, ne voit du grand siècle que le petit ; celle-là même, présentant les accusés du Procès des Poisons, nous surprend et nous livre des êtres humains dans leur plus vraie détresse ou parfois, raillant quelque courtisan, et le hasard l'aidant, leur inflige un ridicule en des mots presque dignes, sinon d'inspirer, du moins de dérider Molière.

Tel est ce talent, d'une incertitude aussi ferme que celle de la vie, comme la vie tendance au meilleur, effleurement parfois de l'excellent, vivacité sans but des instants toujours ; Mme de Sévigné, ne s'impose nullement un choix difficile et peut-être inutile à une nature également propre à accueillir le bon et le médiocre ; elle batifole dans les prés, bavarde à la cour, se sent seule lorsqu'en effet elle est seule, gaie lorsqu'en effet elle l'est, apportant ainsi sur les minutes et les années un témoignage d'une fidélité commode et parfois respectable.

Il serait sans doute vain, même pour des professeurs, de chercher quelque enrichissement dans une oeuvre qui n'a d'autre ambition que de se traîner à la suite de la vie. Qui veut écrire une oeuvre qui soit "toutes choses" pour d'autres êtres, doit s'isoler de sa propre vie, se bâtir en dehors d'elle une solitude, rassembler toutes les forces de son esprit et de son coeur et par delà le temps construire ou conquérir de la durée ; une oeuvre, c'est d'abord une désobéissance, et presque une provocation. Telle est la première loi de l'art, la seule du reste qu'aucun Art poétique n'ait songé à formuler.

Aussi n'est-ce pas un peu un contresens que de parler de la portée du talent de Mme de Sévigné, comme on pourrait parler de la portée du talent de Voltaire ou de Racine ? Racine, acharné à grouper autour d'un drame le contenu de l'être humain, conquiert un nouveau règne, agrandit ou approfondit l'univers existant : aussitôt il peut devenir "toutes choses" pour d'autres consciences que la sienne, aussitôt son art est de quelque portée, précisément parce qu'il n'accepte pas tout ce que la vie quotidienne lui apporte. Il semble bien que dans le cas de Mme de Sévigné, malgré le sujet qui nous a été proposé, ce soit le contraire qui se produise, tant cette grâce si justement vantée mettait de coquetterie à bien accueillir même ce qui n'était digne d'aucun accueil. Quant à chercher dans ces lettres "le tréfonds d'une âme" n'est-ce point là un dessein bien cruel ? Pourquoi accabler Mme de Sévigné d'une profondeur qui l'aurait sans doute fort embarrassée peut-être ? Elle a certes connu la rêverie, la méditation et même l'angoisse, mais elle a l'humilité d'attendre que son existence lui apprenne que de tels sentiments peuvent exister même pour des êtres qui n'ont jusque là connu, comme elle, que le badinage ou une frivolité qui se risque parfois à s'alourdir pour jouer à la gravité. Psychologie décevante et barbare ! (le mot "tréfonds" du reste, d'une élégance douteuse, n'insiste-t-il pas fâcheusement sur cette barbarie ?)

Il serait d'un coeur pitoyable d'épargner à Mme de Sévigné les qualités qui l'accableraient ; il vaudrait sans doute mieux lui prodiguer jusqu'aux charmantes faiblesses où elle se plaît. Il serait même hasardeux de trop insister sur son talent ; elle savait elle-même se dire qu'elle écrivait "divinement", mais ne s'est pas servie de ce don pour proposer une oeuvre qui dure, qui ait quelque portée. Elle prête aux événements qui passent le ton qu'ils semblent exiger d'elle : Turenne meurt-il ? Ses amis songent avec gravité au grand homme disparu : Mme de Sévigné comme eux médite et son style s'élève à la grandeur. Mr de Pomponne est-il disgracié ? Mme de Sévigné tombe au milieu de la famille en pleurs et son style, tout triste en cet instant, communique cette douleur à Mme de Grignan. Parfois elle s'amusait de son talent : un jeu de plus dont la nature lui avait fait don ; elle y songeait, lorsque les conversations languissaient, et s'en parait alors, comme d'une robe qu'il ne fallait pas montrer trop souvent. Il est à remarquer que les lettres où Mme de Sévigné se joue de son talent sont précisément celles qu'on ne relit pas deux fois, tant il est vrai que ce n'est pas ce qui compte d'elle

La correspondance d'un être est souvent ce qui le prolonge le mieux dans la durée. Cicéron s'est servi de ses lettres, non seulement pour proclamer qu'il était un grand homme, mais encore, parfois, pour le devenir. La correspondance de Voltaire, c'est l'histoire de la conquête de l'Europe même par un homme, d'un siècle par une idée. Les lettres Flaubert, c'est le triomphe d'un artiste - alchimiste isolé dans un superbe entêtement.

Mme de Sévigné, elle, ne change rien dans sa vie, sinon d'ailleurs que lui resterait-il? Ce n'est pas elle que nous aimons, mais bien cette obéissance constante à l'inconstance de tout. Nous aimons le printemps dont elle nous décrit les premiers bourgeons, mais non pas elle-même. Elle est tout ce qui n'est pas elle, disparaît aussitôt évanoui ce que son oeil voyait, ce que son oreille écoutait. Elle rapporte les propos des courtisans, puisqu'ils sont parvenus à ses oreilles, décrit un pré, puisqu'elle y passe et qu'elle n'est pas fatiguée, communique des nouvelles, puisque ces nouvelles lui parviennent, lit l'italien, puisqu'on le lui a appris. Faute d'avoir de quoi donner à la vie, ou lui opposer (ce qui est le propre de tout vrai créateur), elle lui présente sans se lasser une forme sans contour et une substance sans matière.

Elle est encore jeune, ou du moins d'un âge où une femme ne saurait songer à la vieillesse ? Elle badine avec son cousin Bussy-Rabutin, s'amuse même à être légèrement précieuse ; pourquoi pas, puisque la vie l'y invite ? Comment du reste soupçonner que la tristesse puisse exister ; puisque son existence ne lui en n'a pas encore présenté de réelle ? Il serait indiscret de lui demander de découvrir ce qu'on ne lui a pas encore découvert.

Sa fille la quitte ? Elle souffre et elle dit: "Je souffre". Rien de plus. Puis, elle lui écrit, lui racontant ce qu'on dit, ce qu'on fait, ce qu'on porte, ce qu'on écrit, ce qu'on n'a peut-être pas fait et ce que peut-être on ne fera pas : une douleur adoucie par le bavardage.

A la fin de sa vie elle revient aux Rochers ? Elle souffre de rhumatismes malgré un séjour à Vichy et en dépit de l'esprit d'un jeune et charmant médecin qu'elle y a rencontré; son fils a dissipé ses biens, abattu les beaux arbres de son parc; le soir lorsqu'elle lit l'Arioste cette solitude s'étend autour d'elle ; au loin les amis ont disparu les uns après les autres elle connaît alors la rêverie, l'amertume, l'angoisse même; mais ce n'est pas d'elle que viennent ces sentiments ; son existence les lui apporte, elle les accueille avec une amère courtoisie de grande dame, et leur offre ce qu'elle peut leur offrir: une demeure.

Commerce fort exact : Mme de Sévigné reçoit de la vie la somme de joies, tristesses, idées, sottises, qu'elle contient avec une régularité désespérante. Il n'y a rien de plus en ce que les jours lui ont apporté de rêverie ou d'activité, de bagatelle ou de gravité, d'intelligence ou de mesquinerie. Les comptes sont impeccables, on n'ose parler ni de justice ni de justesse. D'autres êtres, établissant le même commerce avec les instants, ont su renverser la balance à leur profit, s'agrandir du contenu successif des heures.

Mme de Sévigné, elle, n'oppose à ce qui passe qu'une substance poreuse ; elle s'évanouit dans la vie qu'elle subit. Mais une vie humaine est toujours une chose merveilleuse ; Mme de Sévigné n'est sans doute ni constamment intelligente, ni constamment délicate ; mais cette inconstance, solide comme celle de la vie, vaut à ce qu'il est convenu d'appeler son talent cette portée que nous signalions au début. La vie de Mme de Sévigné, si mesquine soit-elle, existe ; Mme de Sévigné n'existe pas.

livre.gif (4396 octets) Copie d'agrégation sur Mme de Sévigné, concours de 1936. Une version différente a déjà été publiée par Alain Bourdon dans Les Cahiers des Saisons (n° 39, automne 1964) sous le titre Un agrégatif agressif. Elle a également été reproduite par Françoise Morvan dans Ecrits Oubliés I Page 33-41.
Il s'agit ici de la version expédiée à Jean Guéhénno en juillet 1936, antérieure à la précédente.

 

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