Armand Robin: l'oeuvre libertaire * Lettre indésirable N° 1 * Adressée le 5 octobre 1943 à la Gestapo, avenue Foch, Paris |
Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine,
Il m'est parvenu que de singuliers citoyens français m'ont dénoncé à vous comme
n'étant pas du tout au nombre de vos approbateurs.
Je ne puis, messieurs, que confirmer ces propos et ces tristes écrits. Il est très exact
que je vous désapprouve d'une désapprobation pour laquelle il n'est point de nom dans
aucune des langues que je connaisse (ni même sans doute dans la langue hébraïque que
vous me donnez envie d'étudier). Vous êtes des tueurs, messieurs; et j'ajouterai même
(c'est un point de vue auquel je tiens beaucoup) que vous êtes des tueurs ridicules. Vous
n'êtes pas sans ignorer que je me suis spécialisé dans l'écoute des radios
étrangères; j'apprends ainsi de précieux détails sur vos agissements; mais, le propre
des criminels étant surtout d'être ignorants, me faudra-t-il perdre du temps à vous
signaler les chambres à gaz motorisées que vous faites circuler dans les villes russes?
Ou les camps où, avec un art achevé, vous faites mourir des millions d'innocents en
Pologne ?
Si je vous écris directement, messieurs, c'est pour remédier au manque de talent de mes
dénonciateurs ; cette variété de l'espèce humaine, particulièrement fréquente sous
les régimes vertueux, manque de subtilité et de perfection; je suis persuadé qu'elle ne
m'a pas dénoncé à vous avec le savoir-faire qui s'impose dans cette profession. Vous
avouerai-je qu'il y a dans ce manque d'achèvement quelque chose qui me choque et que je
tiens à corriger? Je voudrais, par simple goût du fini, suppléer aux déficiences de
ceux qui veulent ma mort.
Je suis las des menaces vagues, des dangers imprécis, des avertissements renouvelés, des
inquiétudes non portées à l'extrême. Vous créez, messieurs, un monde tel qu'on ne
sait plus s'il ne vaut pas mieux être immédiatement arrêté plutôt que de s'entendre
dire chaque matin: « Prends garde à tes regards, prends garde à tes pas, prends garde
à tes doigts, à tes épaules, à tes orteils, car tout en toi est fort dangereux!".
On veut, messieurs, m'empêcher de faire le moindre pas, car, me dit-on, votre courroux
s'étend au-dessus de moi; eh bien! messieurs, non seulement j'ai décidé de continuer à
faire des pas, mais encore j'ai décidé de courir.
La Renommée, cette déesse présentement bien florissante, répand par toute la ville que
je suis un fou. Sans doute est-ce cela qui vous retient; je voudrais détruire en vous ce
scrupule qui m'est profitable; je puis vous assurer: je suis le contraire d'un fou et j'ai
une conscience fort exacte de tout ce que je fais. Ce n'est pas être fou que de dire en
toute circonstance la vérité; la vérité est toujours bonne à dire, et singulièrement
lorsqu'elle est sûre d'être châtiée. La somme de délectation que j'éprouve à vous
dire directement: « TUEURS, VOUS ÊTES DES TUEURS » dépasse les délectations que vous
aurez à me tuer.
Je voudrais être menacé avec précision. Et d'autre part ce serait mal respecter l'ordre
de l'assassinat, qui devient l'ordre coutumier de ces temps, que de contraindre les
candidats à mon assassinat à fouiller toute la ville pour me trouver; mon adresse
actuelle, messieurs, est ignorée de presque tous; la voici. Venez! Je ne m'en irai pas!
Je laisserai même la porte ouverte. Vous m'y trouverez sans fatigue en ces heures très
matinales où, jeannots lapins d'un nouveau genre, vous vous plaisez à commencer vos
inédits ébats.
Messieurs, vous aurez été sans doute quelque peu surpris qu'en tête de cette lettre je
vous aie nommés: « Preuves un peu trop lourdes de la dégénérescence humaine » ; il
est peu probable que les singuliers citoyens français qui vous fréquentent soient à
même de vous expliquer le sens de cette appellation; je suis enclin à croire qu'ils ne
doivent guère comprendre le français; je dois donc perdre encore un peu de temps à vous
préciser que cette appellation m'a été suggérée par la pesanteur bien connue de vos
pas et le bruit également très connu de vos bottes.
Vous avez de singuliers arguments, messieurs, pour propager l'idée que votre race est
l'excellente: ce sont des arguments de cuir.
Vous ajouterai-je, messieurs, pour me tourner enfin vers cette Allemagne que vous
prétendez représenter, que je ressens tous les jours une très grande pitié pour mon
frère, le travailleur allemand en uniforme. Vous avez assassiné, messieurs, mon frère,
le travailleur allemand; je ne refuse pas, ainsi que vous le voyez, d'être assassiné à
côté de lui.
Armand Robin
Texte inédit du vivant d'Armand Robin ; 1ère publication in Cahiers des saisons,
N° 42, été 1965.