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Armand Robin : Domaine terrestre

nrf 1941:

                   
livre.gif (4396 octets)  Le mendiant: « Cela a un très beau nom, femme Narsès: cela s'appelle l'Aurore ».

La terre est en peine en ce moment; elle frissonne de froid, de faim, d'incertitude, et le sommeil dont elle se lève ne lui a rien fourni qui la prépare au nouveau jour; c'est l'heure de ne pas s'isoler d'elle, se désoler en soi mais de veiller avec elle, sur elle. Rester purs et se lier, travailler en dehors du temps et parler pour chaque jour, que telle soit notre fortune. Les hommes, les événements et notre deuil lui-même, tout nous convie à mettre notre force en ce qui nous pousse à faire non oeuvre curieuse, mais oeuvre aimante.

Quelques-uns des meilleurs esprits de notre pays semblent depuis la défaite, se porter à d'étranges extrémités dans la désolation. Nous n'avons pas été assez battus à leur gré ; il ne leur suffit pas que leur pays, après la plus stupide et la plus divertissante des déclarations de guerre, ait été exténué, ils le voudraient aveugle, sourd, cul-de-jatte et surtout, oh ! surtout muet; que tout écrivain se taise, qu'il ne s'élève aucune voix! Que la civilisation française tout entière batte en retraite, s'enferme dans quelque Finistère de mélancolie; qu'il n'y ait même pas d'arche de Noé!

Par bonheur, ni Voltaire, ni Diderot ne raisonnaient ainsi: leur pensée ne leur paraissait point de l'or en barres ou des billets en cave et ils ne se jugeaient pas fondés à la retirer de la circulation pour punir une méchante société.

La plus véritable raison de cette volonté d'abstention semble que, depuis quelques années, beaucoup d'écrivains se demandent pourquoi ils l'étaient ou n'admettaient de l'être que sous le couvert d'un rôle politique. L'un des plus jeunes d'entre-eux écrivait en 193'7 : « Personne dans le monde actuel ne sait moins qui il est, ce qu'il y fait. »

Ce qu'il y fait ? Grands dieux ! mais tout simplement il écrit. Ce qu'il est ? Mais tout simplement un écrivain qui, s'il possède un talent, est par-là même justifié; son rôle, son but, sa mission est de créer de la pensée et de l'art, quoi qu'il arrive, et surtout « s'il arrive quelque chose » ; bien écrire, penser juste, fort et simple, composer de beaux poèmes, dispense de se chercher tumultueusement d'autres buts. La pierre de touche du véritable-C écrivain est que dans tous les cas il puisse se sentir libre, ce qu'il s'assurera très aisément s'il évite de faire dépendre son rôle humain d'un rôle politique.

La nature propre de la pensée et de l'art est de continuer - d'où pour l'écrivain des obligations assez simples : celle de ne pas faire dépendre son activité des événements, celle de défendre la civilisation de son pays, même si tout le reste est perdu; il est permis à la France de dire : « Tout est perdu sauf l'honneur. » Pourquoi refuser de proclamer: « Tout est perdu sauf la beauté.» Jules Romains s'embarquant pour l'Amérique, c'est l'archevêque de la littérature abandonnant ses ouailles.

Aujourd'hui vient de s'abattre chez nous une de ces catastrophes grandioses, dont le plus prophétique de nos écrivains, Diderot, parlait avec terreur et ivresse, mais avec confiance. Les Français n'ont pas connu disette de Bonne Parole, pendant tout le temps que leur bonheur abondait. Aujourd'hui qu'ils sont malheureux, toute Bonne Parole serait peut-être assurée d'avoir un sens, cesserait d'être une curiosité littéraire de plus. C'est un très beau, très émouvant domaine terrestre que celui qui nous est offert; les plus simples mots en sortent avec une efficacité nouvelle, et nous, les « mangeurs de pain » de l'Iliade, nous comprenons, plus que du mot diamant, le sens du mot « pain » et du mot « froid ». Il n'est plus besoin de chercher très loin pour découvrir ce qu'a de sublime l'usage de la parole. D'ici longtemps peut-être avec la beauté du langage nous ne pourrons plus jouer, mais seulement aimer.

N.R.F., janvier 1941