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Armand Robin :
critique à la revue Esprit : 1937-1940

- Une journée 09/1937 -

 

Une journée

Les coups de poing
Ne font pas gagner de pain

proverbe traduit du breton

La Terre est en peine en ce moment; il ne faut pas dormir, mais veiller avec elle et presque la consoler; l'intuition aimante peut beaucoup pour elle, peut seule être près d'elle partout où elle souffre; il ne faut surtout pas dormir, mais chercher et soigner jusqu'en nous-mêmes son mal.

Elle-même est récompense pour toute pensée qui se soucie d'elle; elle suffit à donner le courage de proclamer en nous ce qui est et, si cette réalité nous menace, de la proclamer en nous malgré nous. Tige sans peur ou jonc sans race, tout ce qui naît d'elle résiste aux vents, peuple l'espace d'une amitié solide. On peut surtout compter sur la terre labourée par l'homme; fût-elle la plus âpre, elle s'est faite douce après le travail et si forte qu'elle ne trompe plus; je voudrais que mes pensées soient d'elle, qu'elles aient une vie de plante, et, comme les plantes, un geste de reconnaissance tourné vers le soleil et vers cette peine des hommes, à laquelle toutes doivent d'avoir poussé.

I

Lorsque je revins ici, où la misère de l'homme a pour moi le plus de sens, le village, à pas chancelants, montait de la servitude d'en bas jusqu'à l'église et jusqu'au cloître; un ciel bas et maigre aspirait la poétique prière de la colline; la brume décapitait la flèche et, du granit, ne laissait subsister qu'une ombre d'ascension qui parfois oscillait vaguement et secouait dans la nuit tombante sa lente inquiétude. Mais dès l'aube suivante le ciel partit très haut, mais seulement un peu épais, alourdi qu'il était par quelque souvenir de la glèbe; les arbres, qui la veille étaient partis si loin, revenaient en hâte, à la file, l'air encore distant; tout regard fidèle retrouva la terre fidèle; beaucoup de pureté humaine semblait avoir grandi dans l'ombre drue que le talus de la nuit élève d'un jour à l'autre. Je suivis le cheminement des maisons vers les sommets: les mendiantes, basses, vêtues de murs rapiécés, se retournaient souvent vers la vallée, doutant de leur élan, discrètement confuses de leur élévation; et pourtant leur prière, faite de confiance et de timidité, montait avec toute la force du jour lui-même. Les riches, elles, des arbres domestiqués et aveulis les protégeaient de la purification qu'est pour toute chose le regard d'un homme; sur leur toit d'ardoise nette le temps n'avait le droit de laisser aucune de ces marques d'amitié qui attirent et retiennent les mousses; on y célébrait le culte d'un dieu marchand, négociant en grâces et surtout en considération, on y vénérait sans parole l'objet que la civilisation nous a rendu le plus sacré: une table où nul ne parle jamais du pauvre.

L'église est une prière, mais le cloître c'est déjà la grâce accordée; en cette matinée plus que jamais les ramilles en croissance et les yeux en fête des rares passants m'assuraient que nous avions droit à cette découpure du ciel, à cette clairière du paradis au plus pur de la cité des hommes; l'attendrissante perfection de l'espace apprivoisait sans lutte là-haut les profonds habitants du village: la lumière, le vent, la brume et sollicitaient les âmes vers l'oubli de leur terre.

Ici tous les mendiants ont obtenu; la méditation y est récompensée avant qu'elle n'ait fait effort pour croire; l'achèvement de l'homme y surgit dans une paix délivrée de souffrance; l'architecture grillagée tente de ressembler au jour, de capturer les jeux de l'air, de créer pour l'esprit un peuple de camarades capricieux unis par les délicatesses d'une intimité aérienne. Le soleil lui-même y semble trop cru, presque un intrus, inutile enlumineur d'une pensée qui de toute part naît ici  limpide et sacrée, incapable d'accuser l'absence de tout dieu.

Mais où sont les mendiants qui n'ont pas obtenu? De si haut est-il possible de rien entendre qui vienne d'eux? Tous les champs se taisent; dans ce midi qui monte, trop aisément triomphant, ne mûrit nul humble aveu; à peine de ci de là le cliquetis furtif des outils dans les blés. Le travail des hommes entouré d'herbes, enfoui par les talus, recouvert par l'indifférence des oisifs, invisible sous nos oublis, comment le saisir? L'horizon fait cercle de loin, un troupeau de champs chevelus fait route chaque fois que pousse un nouveau bruit de faux, de hache ou de marteau; la terre libre transporte sa présence autour des hommes pris aux frontières de leurs labours. Les bruits des touristes, eux, passent inaperçus: même la gerbe la plus folle, la plus vite séduite, garde son murmure pour elle à leur passage; l'horizon se referme aussitôt derrière eux et c'est vers les seuls exilés de la vie que se hâte éclatante l'obscure vie de tous ces arbres, de tous ces buissons: la plainte brève des épis sous la moissonneuse, l'oeil mouillé de désespoir du cheval malade, le silence des semailles d'hiver, les mares devant les      maisons avec leur songe sans murmure, tout, le bruit et le recueillement, le calme ou la colère, leur reconnaît une patrie qui n'a rien à voir avec les autres, patrie bien plus réelle, qui est aussi celle que les silences ou les bruits des cités recon­naissent aux ouvriers, aux artisans, à tous les pauvres: la patrie de la sueur.

Les hommes n'ont cessé d'ignorer cette patrie; quelques hommes savent lui donner un nom pour la mieux trahir. Moi-même, qu'en ai-je fait ? Il est temps que je redescende vers elle; encore un dernier pas et, m'appuyant du regard aux chênes les plus robustes du village, j'aurai quitté enfin le bonheur; l'écho ne cesse de m'approfondir l'ahan de chaque outil. Cette dernière nuit, je le comprends maintenant, ne m'a paru si distante que parce qu'elle se détournait de toute âme conquise à sa propre facilité; elle se gardait toute entière pour cette campagne, pesant de toute sa tendresse de soeur sur la fatigue mal endormie de ces hommes ; la moisson splendide du ciel, blé doré passé au crible, régnait mais immobile, stagnant, étranger comme un terrain non cultivé; les moissons de la terre au contraire frémissaient, étendaient une peau presque humaine, tant il y passait d'inquiétude, Ainsi, bonne conseillère, la nuit suggérait de n'aimer que le travail humain et, parmi tous les travaux, d'aimer d'abord celui qui n'attend pas de récompense, ni de délivrance, celui pour qui même la solitude est ingrate, que même les chants de la tristesse abandonnent, le seul qui témoigne de l'implacable volonté des hommes,

II

L'intellect me vante encore son absence, me célèbre une débauche de temps et d'espace au-dessus des hommes; comme il ne cesse d'être en nous un pas que nous faisons sans risques dans l'autre que nous, il nous entraîne sans nous dépayser vers son printemps de formes sans humanité et sans responsabilité: « Pourquoi revenir si près de toi? me souffle-t-il; être si proche de soi c'est la solitude. Vois! plus rapide que cette aube où tous les projets du jour s'assemblent, vers toi je tourne en ce seul instant l'horizon misérable des steppes avec ce petit bout d'homme si étrange dans cette immensité; qu'as-tu besoin de savoir s'il est heureux? De faire le compte de sa force face à l'hostilité de ces plaines bleu sombre ? Les Carpates aussi t'invitent parmi leurs lignes familières; te souviens-tu comme on y chantait à la porte d'une maison heureuse d'être toute blanche? Si tu ne peux encore oublier, je te mènerai de nouveau vers l'Italie; avoue que le contour de l'homme ne cesse d'y être béni par la lumière; ou bien, si tu le désires si ardemment, c'est ici que nous élirons gîte, mais seulement je t'y convertirai tout le réel en idées, tous les spectacles en images. »

Mais du corps jusqu'à l'âme lourde de trahisons remontent de plus vrais témoignages; il reconnaît au fond des doigts la pénétrante bonté des eaux bues par des valets en sueur non loin des gerbes neuves; il désire encore tourmenter les foins, entend de nouveau l'argile reconnaissante des soirs acclamer sa fatigue et se rappelle qu'il est des misères qui rendent scandaleuse l'espérance.

Toutes choses existent, mais il y a celles qu'on oublie; et parmi ces dernières il en est qui n'espèrent plus entendre proclamer leur existence; la pensée la plus révolutionnaire les ignore, car elles ne manifestent pas et d'ailleurs elles représen­tent trop de souffrance pour se démettre de leur secret et s'avilir par un aveu. Ceux qui en ont eu connaissance non pas par leur esprit, ce qui ne compte guère, mais par leur chair et leur sang, ne se pardonneront jamais d'en être échappés et pour toujours ils se tairont beaucoup plus que ceux qui jamais n'y échappent; silence aussi grave que l'oubli, car il justifie ceux qui ne veulent pas savoir. On devient ainsi complice de tous les oublis qui existent sur terre; du reste on est bientôt choyé, on se laisse accoutumer à l'aspect de la viande, puis à la joie d'avoir une chambre à soi; l'homme est vite autre et c'est même dans cette altérité qu'il se plaît parce qu'il lui semble que tout son mérite vient de s'être conquis cette altération et parce que, seule, la distance où l'on est de soi peut être calculée; sans doute reste-t-on pauvre; on ne transforme d'ailleurs pas le problème de l'argent, alors que presque toute vie se passe à transposer les autres, à créer pour la conscience aux moindres frais pour elle l'illusion d'être présente; mais cette pauvreté est déjà si tolérable, elle est déjà presque une insulte aux servitudes voisines si complaisamment recouvertes par les explications de l'esprit. Il convient qu'il y ait des hommes pour qui vivre sans misère constitue déjà une sorte de félonie, et pourtant ceux-là aussi trahissent, se taisent un peu plus; il faut espérer qu'ils ne se pardonneront jamais. Et la plus sûre façon de trahir, la plus avantageuse aussi, est de rester "fidèles par idées" ; mieux vaudrait encore rester fidèles par le rêve, puisque les hommes sont davantage couleur de leurs songes que de leurs pensées: les uns sont habillés de prés et de bois, les autres de la lumière citadine des enseignes, d'autres du soleil prudent qui tombe sur les bâtisses; mais la plus vraie livrée de l'homme est celle des rapports qui l'unissent à la souffrance. Jamais une douleur n'a menti.

Notre regard sur nous, notre défiance de nous vieillit encore plus vite que nous. La vie nous offre toutes sortes d'occasions de nous créer des alibis, de nous engager précisément dans les voies qui nous engagent le moins. Le refus du monde tel qu'il peut nous être donné, voilà quelle est la forme la plus difficile de notre don de nous. L'épreuve est le seul moyen de nous apporter contre nous une preuve constante de nous, surtout les épreuves invisibles et indicibles, les seules qu'il soit impossible de s'assurer au moindre danger pour notre personne. Il faudrait d'ailleurs que cette épreuve soit de toute la vie et non pas seulement de ses débuts; le temps est rouille pour l'être et considérer que seule la jeunesse vaut en nous cette difficulté c'est admettre que l'homme se résigne à somnoler avec la durée, c'est surtout prétendre que nous avons droit à quelque chose avant d'avoir donné notre dernier jour, c'est oublier qu'un seul beau vers par exemple n'est pas trop payé par le sacrifice de toute notre vie.

Que l'on ne dise pas à ce propos que le génie est une chose, l'amour et le sacrifice une autre; ils sont la même chose; l'art existe au moment où le moindre détail a été vérifié aux dépens de l'artiste; dans un poème, un mot où le poète n'a pas mis toute une existence d'épreuves est non seulement criminel mais faux; le génie laisse mourir autant d'hommes qu'il le faut, mais c'est en lui qu'il les laisse mourir et c'est soi-même ces morts successifs. Par ailleurs il est connu que ceux qui ont fait pour l'homme oeuvre véritable ont été presque toujours ceux qui ont eu le courage de vivre non seulement pauvres, mais très pauvres, non seulement très pauvres, mais privés même des plus simples bonheurs accordés à tous, non seulement exilés de tout, mais encore torturés, non seulement torturés, mais morts, non seulement morts, mais vivant jour et nuit leur mort intérieure. C'est là où il n'y a eu aucun effort pour échapper aux désavantages de sa condition qu'ont fini par naître les oeuvres les plus libératrices pour le reste de l'humanité, précisément parce que le créateur ne s'était libéré par aucun alibi de l'obligation d'avoir tout à charge pour son propre compte. C'est ainsi qu'est née la joie.

L'inconvénient est que même le difficile ne va pas sans profit pour nous-­mêmes; il n'est pas jusqu'au malheur qui ne travaille pour nous et qu'il ne faille suspecter, dès qu'il est en nous; outre qu'il ne va jamais sans quelque mystère et que rien ne nous ennoblit si visiblement qu'un grand secret, il nous attire une sorte d'indulgence secrète et met la sympathie sournoise du monde de notre côté. Il convient surtout d'attaquer les chances de l'infortune: quand la vie nous a garés de tout bonheur, il n'est plus un seul qui n'apparaisse création autonome, triomphante: ce destin des poètes est leur grand alibi: il suffit de souffrir pour être justifié; dès lors ils ne sont plus présents qu'à leur souffrance propre et se refusent à rester crucifiés pour tenir compagnie à la terre crucifiée.

III

La colline, promise au bonheur, s'éloigne et désormais chaque maison me conte les morts sans tombe qu'elle abrite; tout est clos, obscurci, les murs jalousement courbés sur leur domaine de servitude poussiéreuse, reprochent à la lumière d'être si douce, alors que nul ici n'a le temps de lever la tête pour la contempler et que le dimanche même elle paraît aussi étrangère qu'une journée de vie libre. Où j'arrive maintenant jamais homme ne pourra rien pour le bonheur de l'homme.

Je veux bien m'en souvenir encore: nous avons vu triompher une révolution qui jusqu'aux sommets de la société proclamait l'avènement des misères dont on taisait l'existence; la vieille terre rejetait ses fatigues et ses doutes; l'homme allait cesser d'être cet éternel enfant laissé seul au bord d'il ne sait quelle route et dont les bras et les mains vainement implorent un but; tant de foi et tant de souffrances parvenaient à l'expression qu'il y aura toujours désormais un reflet d'espoir sur le désespoir humain et qu'il ne sera plus possible, MEME A CEUX QU'UN TEL REGNE MENACE, de trouver à la terre un goût aussi mêlé d'amer­tume. Et pourtant bientôt, quand on eut ravi aux pauvres leur effort, quand au sortir de leur victoire on se mit à les traiter plus misérablement qu'on ne traitait jadis au sortir de leur défaite les citoyens emmenés en esclavage, quand on eut érigé en système le mépris de la dignité humaine et que pour la première fois dans l'histoire du monde on eut organisé en pleine conscience une volonté d'exploitation méthodique de l'homme, alors, après les ouvriers en grève mitraillés, les plaines les plus fécondes d'Europe occupées par la famine, la délation et l'infamie installées de force dans toute conscience, s'étendit sur une sixième partie du globe le silence d'un peuple trop accablé de souffrances pour seulement se réjouir au claquement des coups de fusil qu'allaient s'échanger une aristocratie de traîtres.

On pourrait énumérer les fautes qui ont transformé cet essai pour libérer l'homme en un système pour l'opprimer davantage; sans doute le fondement de la cité politique ne saurait être que l'oubli, mais ici il n'y a pas seulement comme dans le cas du fascisme défaite de l'humanité mais encore chute de l'humanité, la plus lamentable qu'elle ait connue.

C'est au nom des pauvres qu'il faut condamner un système où en leur nom a été constitué dès le premier moment l'appareil le plus propre à les ignorer: les bolchevistes, avec les intentions les plus nobles du monde d'ailleurs, ont cru nécessaire de créer des cadres professionnels de la révolution, une sorte de caste vouée sans doute à l'héroïsme, mais aussi à l'oubli: vivant à l'écart des hommes de tous les jours, préoccupés d'analyser les phénomènes de la vie du travail plutôt que de les subir, ils ont vite perdu de vue que la révolution n'est pas une chose que l'on provoque à volonté, qu'elle naît des rapports de l'homme avec le bonheur ou le malheur; ils ont fait un métier, pis encore une technique, de ce qui ne devait être qu'une vocation; de là à créer un besoin artificiel de révolution, il n'y a que le pas que franchit tout métier; une réclame permanente envahit ainsi les peuples, leur proposant par voie d'affiches, de journaux, une sorte de remède panacée, une pilule à guérir toutes les maladies sociales. Est-il besoin d'ajouter combien vite une telle caste peut devenir mercenaire, comme en tout cas il est facile, grâce à un tel instrument, de faire diversion aux vrais drames de la terre et d'étouffer au nom de la révolution les révolutions les plus vraies. (1)

Note d’Armand Robin (1) Nous ne nous attardons pas ici aux querelles byzantines entre staliniens, trotskistes, anarchistes, fascistes et autres réactionnaires actuels ou virtuels, aux querelles qui ne peuvent intéresser que des bourgeois ou des intellectuels. Quand cessera-t-on de faire « donner » le peuple pour ou contre Louis Philippe ?
Il y aurait intérêt à propos de Staline à étudier de près la structure d’esprit des tyrans antiques : il doit exister entre eux et lui des ressemblances psychologiques. On rapproche communément Staline de ses camarades dictateurs, Hitler et Mussolini, et il est indéniable que les rencontres ne soient nombreuses. Mais Hitler et Mussolini ne se dirigent généralement pas par caprice, tandis que Staline semble mener la vie russe par sautes d’humeur de 18 mois à deux ans de durée chacune ; seul sans doute dans le monde moderne il paraît ignorer que la réalité d’un état est différente de ses successives réalités individuelles, et qu’il est essentiel qu’une volonté persiste par delà les errances et les déviations d’un tempérament. Il est à peine croyable que l’évolution politique de la Russie actuelle soit l’effet d’un calcul préétabli de la part de Staline : il conviendrait de se demander si chaque fois que Staline change d’humeur la réalité russe ne lui apparaît pas sous un aspect partiellement nouveau ou totalement nouveau ; d’où pendant ces dernières années ces épisodes si ahurissants dans leurs contradictions qu’ils semblent un défi aux lois du possible

Il faut par ailleurs se contraindre à proclamer que la plus juste, la plus attentive des révolutions ne profite qu'aux pires éléments et n'atteint pas ceux-là seuls qui en sont dignes, qui seuls la justifient. Les militants les plus purement défiants d'eux-mêmes savent qu'ils ne "toucheront" par leur propagande que la partie du peuple la plus capable de se manifester; ceux-là, leur désespoir les sauve au-delà de leur espérance. Mais pour peu qu'un programme révolutionnaire ne soit que l'alibi d'une volonté précise d'oppression, ce qui est le cas du communisme-fascisme, c'est à cette partie du prolétariat, souvent la plus fausse, toujours la plus vaniteuse, que l'on confiera le soin de détruire dans les derniers yeux populaires le dernier regard populaire; on le prendra cet homme impatient de sa servitude, déjà renégat de sa servitude, on lui chantera: «Tu es beau ! Tu es grand ! Tu es neuf ! Montre-toi ! la terre n'attend que toi ! » et voilà constituée avec une morgue et une cruauté sans égale une nouvelle classe de dominateurs acharnés contre leurs frères de la veille, ardents à la parade, amoureux d'uniforme. En face de l'aristo­cratie des exploiteurs il se constitue ainsi l'aristocratie (nous délivrons les mots de ce qu'en a fait l'intrigue humaine) de ceux qui peuvent crier qu'on les exploite; mais l'ancienne aristocratie avait mauvaise conscience, elle se savait aristocratie; la nouvelle ne le sait pas; son pouvoir, arraché hier, lui semble la justice absolue et, à peine délivrée de sa sujétion, elle n'a que duretés et mépris pour de plus vrais malheurs.

La critique matérialiste, dès ce moment, commence à porter contre ceux qui les premiers en ont tiré profit; les nouveaux maîtres avaient appris au peuple à dépouiller tout régime de son maquillage idéaliste; ont-ils cru qu'il leur suffisait de se nommer ses amis et d'accaparer son témoignage, son verbe, pour que le pauvre ne calcule pas ce que ses amis gagnent à passer pour tels? Le pouvoir ne peut plus se réclamer d'attributs mythiques et, comme il ne veut pas agir pour le "prolétariat" qu'il prétend représenter, il en est réduit à se justifier par l'infailli­bilité de ses pelotons d'exécutions.

Il n'y a là rien pour le pauvre, qu'une plus profonde mort entre des murs plus accablés; l'ombre se cache et pleure davantage dans les maisons grises, très grises, après que les lueurs ont trahi. L'homme, il est vrai, se fait tendre à ce moment devant cet univers dont même les tourmentes ne lui apportent rien. Il rentre chez lui, confondu avec la brume et la pitié des beaux soirs; et sa fidélité à sa condition maudite vient dormir près de lui sur son lit de balles d'avoines d'un sommeil assez pur et assez grand pour récompenser tous ceux qui par le monde donnent leur chair et leur sang pour que les mots de libération conquièrent malgré tout un sens.

Comment lorsqu'on entre chez cet homme, ne pas penser soudain qu'il n'est plus qu'une chose qui compte: transformer toute guerre civile des pauvres au profit des aristocraties politiques en guerres des pauvres contre ces aristocraties, quelles qu'elles soient?

IV

Je m'étais laissé tromper par mon désir de sa présence; la porte sans loquet a bien cédé, car elle ne le défend plus de rien, même du vent; mais les murs, décorés de crasse et de misère, entre lesquels il lui faut bien rentrer parfois s'ensevelir pendant l'hiver, sont trop nus et trop simples pour me le cacher.

Il fait la sieste; le soleil, dont il s'est garé, pousse quelques-uns de ses brins jusqu'à lui, et les mêle à la paille, soudain moins pesante, moins défunte aussi. Jusqu'à mon dernier pas s'avance le rêve du dormeur:
A voix très basse
Presque à la mesure du jour
Et que les mots se taisent
Bien avant mes lèvres et mon coeurr
S'ils ne sont pas en paix avec la vie, avec la mort.
Viendra-t-il cet autre jour

Où l'Etre ne sera plus l'autre ?
Nous ne connaîtrons plus qu'une seule journée;
Toutes les présences ensemble, toutes les souvenances ensemble
Ne suffiront pas à la peupler;
Par elle nous prendrons même l'éternité
Et la feuille qui tomb
e à l'insu des regards
Ne pourra plus se perdre.

A voix très douce
Juste à la mesure du temps :
J'ai découvert en moi des hommes, des vivants
Qu'il faut avec respect laisser parmi leur propre souffle
Et d'autres sont là qui vont mourir, mais dans leur soif
Ils cherchent à reprendre une aube insaisissable,
La bouche ouverte comme un accroc sur leurs draps blancs.                   Silence!

Il a senti que je l'écoute se parler à lui-même loin du langage misérable de son réveil; d'un geste il chasse la fête du soleil dans la paille; ses paroles montent encore, muettes et puissantes, et je songe que seul le plus haut verbe peut servir d'expression au plus dénué des hommes et qu'en deçà rien ne le libère.

V

         Il me fait faire le tour de son travail. Il s'excuse: « Je fais de mon mieux, mais je suis pauvre.» Pauvre, ce seul mot justifie toutes les circonstances de sa condition.

Le mot "prolétaire", lui, est un terme de désaveu; il n'appartient plus à aucune langue et fut dès l'origine chargé de malédiction, jamais de consolation: des hommes étaient parqués en dehors de l'humanité, chassés non seulement de toute famille, de toute cité, mais encore de toute amitié. Le pauvre, lorsqu'il consent à s'appeler prolétaire, devrait sentir qu'il parle d'un autre et qu'il se démet de tous les bénéfices de sa pauvreté lorsqu'il s'abaisse à porter le nom d'infamie créé par ses ennemis pour témoigner de son incapacité radicale à prendre part à une confraternité. On ne s'aime pas quand on adopte un pseudo­nyme aussi lointain. Le mot "esclave" était presque beau en comparaison: il adhérait au malheur qu'il représentait et peut-être les esclaves n'ont-ils été libérés que parce qu'ils sont restés fidèles à leur infortune, qu'ils n'ont pas cherché d'alibis pour lui échapper et qu'à la fin l'homme libre a dû les estimer, les respecter, leur avouer, à eux qui ne demandaient rien, sa honte de ne leur avoir rien donné. La fraternité est toujours possible avec ceux qui aiment leur condition, si inhumaine soit-elle, et là où la fraternité est accordée à un nouveau groupe d'hommes la libération matérielle ne lui est plus guère longtemps refusée. La propagande révo­lutionnaire ( ?) matérialiste apprend aux pauvres à haïr leur propre personne encore plus que la personne de leur ennemi; la lutte des classes est surtout une lutte contre sa propre classe, lutte vouée à l'échec car le pauvre y perd jusqu'à ses derniers biens matériels et n'y trouve que la trahison de ceux qui lui ont enseigné à trahir son état. Toute révolution qui aura pour idéal de détruire un état de pauvreté dont on ne voulait même plus prononcer le nom finira par le mépris des chefs pour ceux à qui ils auront appris à mépriser leur plus grand titre d'honneur.

La révolution ne sera possible que le jour où le pauvre aimera sa pauvreté, chérira les sacrifices qu'elle représente, la justifiera par la fierté de ses rapports avec elle. Une révolution invincible du point de vue matériel est celle qui substitue une réalité à un oubli. Il faudra donc faire la révolution non pas pour cesser d'être pauvres, mais pour installer la pauvreté, l'éminence de la pauvreté, au sommet du monde. Ce jour-là seul il y aura quelque chance pour que les pauvres obtiennent, au lieu de trahisons, des avantages matériels solides. Il faut d'abord mériter sa révolution.

L'humanité dans la création de son histoire est comme un artiste: les sources de l'oeuvre ne sont fécondes qu'à condition de souffrir et d'aimer leur présence en soi-même, cette présence serait-elle l'enfer, l'enfer permanent, l'enfer dans le corps, l'enfer dans le coeur, l'enfer dans le cerveau. Là où nous renierons nos sacrifices, l'histoire reniera nos efforts.

On serait tenté d'admirer la constance avec laquelle depuis 150 ans tous nos essais pour rendre la terre plus habitable ont tourné contre nous; toutes les idées libératrices deviennent tour à tour les meilleurs instruments d'oppression. Chaque jour nous nous réveillons avec la surprise de constater que nous avons de moins en moins de chances d'agir contre la guerre, contre la pauvreté, contre la dictature.

Nous ne savons pas qui dirige le monde : fascisme et communisme se reprochent mutuellement d'être le valet du capitalisme; il y a bien des chances qu'ils le soient tous les deux; il n'est même pas sûr qu'une vraie "dictature du prolé­tariat" ne puisse être le régime idéal pour le grand capital, la "prolétarisation" de toute la société faisant disparaître le petit capital et le capital moyen et abolissant ainsi l'indépendance d'une partie de la richesse terrestre. D'ailleurs le grand capital, du moment qu'il existe, doit par définition tendre à raréfier suffisamment la richesse du monde pour rester seul muni d'armes; il est normal aussi qu'il accapare jusqu'aux leviers de commande de ses ennemis, qu'il arrive à se servir d'eux à leur insu, ou même qu'il crée et entretienne lui-même tout ce qui s'opposera à lui ; la protestation contre le capitalisme serait ainsi organisée par le capitalisme lui-même dans les limites qui lui conviendraient.

Ce n'est pas faute d'explications que rien ne signifie plus rien. Jamais on n'a trouvé autant de sens à l'univers que de nos jours où il semble qu'on l'ait détraqué EXPRES. Un jeu de mots s'est institué; ce sont les mêmes mots: « la paix, la révolution, le capitalisme, la jeunesse, etc.., »; le jeu ne comprend qu'une règle: tuer ceux qui ne prennent pas les mots dans le même sens que vous. Car comment décider ? Si peu qu'on serre de près, aucun terme n'a de substance fixe; notre dictionnaire est un dictionnaire de mots renégats; définir c'est presque décider, mais le moyen de définir ce qui a trahi toute signification ? Il faut donc tuer. Les mots n'existent que dans la mesure où notre chair et notre âme ont subi l'épreuve qui garantit la valeur que nous leur attribuons. Ceux qui attaquent l'institution de l'héritage ont-ils songé à refuser le leur ? C'est pourtant la seule chose qui compte lorsque nous prononçons un mot : la part de sacrifices personnels qu'il représente en nous; d'où la faiblesse de toute propagande: nul ne persuade, parce que nul ne se soucie des rapports qu'il convient d'établir entre le verbe et la souffrance. Que dix hommes aient renoncé en fait à leur héritage fera plus contre cette institution que tous les plus inattaquables raisonnements de ceux qui choisissent de profiter des biens qu'ils dénoncent; la propagande ne portant plus, les mots les plus essentiels ayant perdu toute force de persuasion, il faut donc tuer. L'illusion serait de s'imaginer que ces mots peuvent disparaître parce qu'ils ne correspondent plus à aucun contenu effectif, au contraire: ils peuvent ainsi servir à n'importe quel usage et par conséquent tout voiler. Le mot liberté ne signifie rien ? Nous sommes libres ! fait proclamer le dictateur et de peupler les prisons. L'expression "dignité humaine" ne signifie rien ? tant mieux, nous pourrons avilir au nom de la dignité humaine. Encore n'est-on pas d'accord sur le nombre de "bandits" à emprisonner, ni sur la manière d'avilir; qui pourrait en décider ? Personne. Il faut donc tuer.

Ce confusionnisme d'idéaux paralyse trop bien les efforts que chaque idéal suscite, neutralise trop bien tous les espoirs, pour qu'il n'apparaisse pas comme PREMEDITE, comme orchestré; à l'abri des mots "lutte de classe, lutte pour la pureté de la race", craignons qu'il ne se prépare quelque attentat contre l'état actuel de l'humanité; toutes les explications que l'on nous fournit pourraient n'être que des prétextes. Ce qui semble être clair c'est que même la lutte anti­capitaliste ne profite qu'au capital, que les luttes pour un plus grand bonheur ont précipité les peuples dans une misère dont ils ne reviendront plus, que la force déployée par le peuple dans la rue a été happée au passage et sert à renforcer l'oppression d'un maître de plus en plus puissant, ce que nous savons c'est que le monstre que nous cherchons tous à capturer change de forme chaque fois que nous le pressons, qu'il lui est arrivé de se sauter de notre bord sous les traits d'un allié indigné et qu'il peut réussir à accaparer la lutte que nous menons contre lui afin de la mieux égarer. C'est un Protée qui a pris les filets où nous voulions le saisir; c'est nous qui ne pouvons plus lui échapper, à peine si nous sauvons de lui notre poésie la plus pure.

Notre civilisation est organisée comme en vue d'une catastrophe globale; le mécanisme de la ruine est prêt; tous les jours nous attendons que Protée fasse le geste grâce auquel 3000 ans d'efforts seraient anéantis et remplacés par une inhumanité totale, totalitaire si l'on préfère. En quelque conscience isolée subsis­tera une protestation muette; un silence, dont nous ne connaissons encore que le début, s'étendra sur la terre.

VI

         Si Protée se joue si heureusement de nos tentatives pour les maîtriser, c'est qu'il a en nous un puissant complice: "on ".

"On" est le dieu le plus universellement invoqué, dieu panthéiste, commode, indulgent. C'est le dernier à qui les hommes daigneront rester fidèles, puisqu'il est le symbole même de l'impuissance des coeurs à s'accuser eux-mêmes. Les reli­gions antiques se définiraient assez bien comme un essai pour multiplier le nombre des "on"; au nombre de 6000 les dieux du romain assuraient à sa place une responsabilité omniprésente: « Ce dieu qui doit m'apprendre à passer mon seuil, quel balourd ! J'ai trébuché.» Le dieu unique du christianisme se prêtait mal à ce rôle et les fidèles auraient eu l’inconvénient de se sentir responsables de toutes les circonstances de leur vie, s'ils n'avaient imaginé de peupler de saints le paradis, la terre et leur propre maison: « Mon gosse a la colique ? C'est la faute à saint Germain; quelle idée aussi de lui avoir dressé une statue en bois! Ça pourrit si vite! »  

« Tout irait bien, criaient les habitants du village, si nous brûlions le sorcier.» Nous raisonnons plus que jamais ainsi: « Ah! si nous supprimions les bourgeois ! Comme tout serait heureux ! si nous liquidions maintenant les petits bourgeois! un beau jour il ne restait plus que les ouvriers ! plus moyen d'accuser personne ! vous oubliez : il y a ces ouvriers trotskistes ! - Et semblablement: « sans les juifs... sans les députés...» Il faudrait avoir le courage de conclure et de "gueuler" : « Sans nous... »

La guerre existera toujours, tant que nous crierons contre les "fauteurs de guerre" et non pas contre nous. Protée a beau jeu de nous abuser, tant que nous serons prêts à courir aux apparences qu'il nous créera pour nous dissimuler le véritable mal; chaque personne devrait se sentir coupable de la mauvaise marche des affaires terrestres et s'attacher à faire descendre la responsabilité du haut des dieux pour lui faire un gîte en sa conscience. Placarder: « Un autre nous exploite ! Un autre prépare la guerre ! on en veut à nos libertés ! on détruit la religion ! », c'est permettre à Protée d'ourdir ce qui lui plaît, tandis que nous courons après des ombres de culpabilité.

C'est tout le problème de notre défiance contre nous-mêmes qui se pose, et au­-delà, le problème de la puissance intégrale de la personne. - L'humanisme (il n'est rien qui s'oppose tant à la Renaissance) avait déjà enseigné à moins sentir l'homme, à le réduire à ses espèces intellectuelles, à une essence capable par sa subtilité de fuir tout lien réel avec une réalité qu'il ne suffit pas de comprendre, mais où il faut encore se prendre. Les plus grandes oeuvres de l'époque moderne se présentent rarement comme des blocs: ou bien l'homme y est filtré ou bien l'art devient une tragédie de l'indécision: les héros du créateur qui a le plus transformé la psychologie depuis Shakespeare, à savoir Dostoïevsky, sont avant tout des êtres qui ont perdu la conscience du prochain et qui vivent dans l'univers de leur pensée, le plus réduit qui soit; aussi tous sont-ils vaincus et nous sommes vaincus en eux.

Nous sommes aujourd'hui dans le règne non pas exactement de l'intelligence, mais de l'intelligence-outil. La raison a trop éprouvé sa puissance, qui est certaine, pour ne pas se défier de la toute puissance de l'inspiration, qui est incertaine. La personne n'est acceptée que si elle consent à se spécialiser, à se segmenter, alors que l'homme ne peut parvenir à un pouvoir créateur lumineux que s'il se saisit dans sa confusion totale. On parle "d'instants poétiques", de "tentations politiques", toutes choses qui divisent l'être au sein du temps, alors qu'il ne peut y avoir pour l'intelligence véritable, qui est conscience de la création, qu'une seule durée où tout existe à la fois, où le non-existant se prépare déjà.

C'est surtout à propos du pauvre qu'il est aisé de calculer combien cette intelligence-outil est machine à trahir. La raison ne se croit pas tenue d’être sincère, mais seulement d'informer de la vérité; elle oublie que si elle peut démontrer l’absurdité d'une institution humaine elle ne peut, séparée de  l'amour, que former des systèmes, où l'homme risque de se trouver plus mal à l'aise que dans les sociétés nées de la conspiration du hasard et de l'intrigue; aux maux naturels, qu'elle est impuissante à détruire, elle ajoute les maux artificiels qu'elle crée. Son art politique est l'art du malheur.

Surtout la Raison recommande de dissocier la pensée de la matière humaine où elle est engagée, de faire de l'histoire une offrande à l'idée. Elle veut organiser pour sa gloire un système où automatiquement la faim ne puisse plus exister, et elle finit par cette réponse, courante à Moscou en 1932-33 : « Qu'importe cette famine, pourvu que le socialisme triomphe ?» La famine n'est ni socialiste, ni autre chose, elle est toujours la famine. Déjà dans Homère les combattants eurent besoin de la raison pour supporter leur vaillance guerrière et leur faim; la raison, la même dans les deux camps, sut leur amener un principe qui était la justice elle-même incarnée et belle : les vieillards non combattants admiraient la grecque Hélène devenue la Troyenne Hélène et jugeaient qu'il était enviable de combattre pour cette forme sans défaut; ils ne songeaient pas que cette justice parfaite avait déjà par avance et presque par nature trahi les deux troupeaux de pauvres demi-dieux. Nous aussi dans toutes les causes où l'on fera se battre le peuple et qui lui apparaîtront comme étant les siennes, craignons qu'il n'y ait, cachée sous les concepts de la raison (autrefois patriotisme, aujourd'hui socialisme) quelque Hélène qui n'ait déjà trahi à la fois les vainqueurs et les vaincus. Pour "eux" le peuple est à éduquer; il s'agit de tirer de lui une glorification de la raison, dut-on l'abêtir. Il faut organiser jusqu'à ses loisirs, il faut créer le nouvel homme, alors que ce que nous leur demandons est de s'effacer pour laisser le pauvre passer et de lui donner leurs armes; mais dès qu'il s'agit d'accorder au pauvre un pouvoir réel, tous le trahissent en fait et le "dévouement au prolétariat" devient lui aussi un obstacle. Ils ne comprendront jamais que le peuple est, car ils croient qu'ils sont les seuls à être et que le peuple attend d'eux son existence. L'homme de génie venu du peuple leur apparaîtra surtout comme leur ennemi; rien ne peut tant déplaire à ceux qui font du pauvre une pièce de leur jeu, qu'un homme de sensibilité populaire. Que les intellectuels songent à ce que serait une "descente" dans l'art d'une demi-douzaine de créateurs venus par des voies pures des degrés les plus ignorés de l'humanité: de nouveau tous les mots auraient un sens neuf comme l'herbe sous les pas des valets à la première heure, ardent à servir comme un brin de trèfle qui s'impatiente aux dents du cheval. Ils seraient candides s'il le fallait. Mais eux, ils le conduiront vers leur civilisation, sans se rendre compte qu'une civilisation, si belle soit-elle ne saurait compenser les blessures qu'il se sera données et que tous lui auront données auparavant. Ils croiront avoir assez préparé sa voie en organisant un "populisme", une littérature prolétarienne et toutes sortes de plaisanteries bourgeoises du même ordre: illusion d'une raison qui reste étrangère à l'objet de chacune de ses "vérités objectives"; il est néces­saire de se le proclamer contre son propre désir: il n'existe pas de littérature du peuple et ne peut sans doute en exister. La seule littérature où passe quelque chose du peuple est celle qui conte le contact d'un échappé de l'humanité oubliée avec une civilisation faite d'oublis (Rousseau, Essénine, Guéhenno), mais cette littérature désespère précisément de rester populaire, souvent même elle désespère du peuple :

Je suis le dernier poète des villages,

 nul pont de bois dans les chants ne dit mot,

 seul je viens voir l'encensoir des feuillages

à la messe d'adieu des bouleaux. (2)

note  d'Armand Robin (2) : Essénine 1921, traduction de l’auteur

La tâche la plus urgente est donc de désolidariser le sort du pauvre du sort de la critique rationaliste. Le socialisme est avant tout un problème de coeur, comme tout concept d'ailleurs: une pensée, c'est d'abord une vie, d'abord une fidélité permanente à ce que chacun porte en soi de plus difficile. Le stupide XVIIIe siècle, en séparant la justice d'une idée de la vie intégralement pure qui doit la soutenir a livré la conscience affaiblie à toutes les catastrophes. C'est l'influence de la philosophie du XVIIIe qu’il convient de réduire, si l'on veut que l'homme soit de nouveau solide.

Symbolisme de ce siècle: nul mieux que Voltaire n'a enseigné aux riches le mépris du peuple; Diderot lui-même ne se soucie que de faux pauvres (Le neveu de Rameau). Pour cet homme qui tout à l'heure retrouvait dans la sieste son vrai langage, il n'y a rien à tirer de ces hommes que de la tyrannie exercée au nom du fanatisme de la raison. Rousseau, égaré parmi eux, fut l'objet de leur défiance et parfois de leur haine, précisément parce que pour lui tout était réalisé au lieu d'être seulement forme de l'esprit, parce qu'il souffrait dans sa chair ses idées et qu'il rassemblait en lui les forces les plus authentiques de l'homme; malheureu­sement gâté par la raison ou plutôt par les raisonnements il se crut avec son époque obligé d'être peuple et d'être sincère artificiellement, de vaincre par des sophismes au lieu de convaincre par sa présence; mais la douloureuse franchise de sa vie suffit à nous consoler du siècle où il vécut; il préféra la folie à la trahison, restant jusqu'à la torture le compagnon de ce qui en lui avait subi l'injustice et choisissant toujours pour combattre le terrain sur lequel l'adversaire avait le plus d'avantages, seuls vrais combats, puisqu'ils sont les seuls où il est sûr que nos intérêts ne peuvent que perdre; à lui peut aller notre confiance, avec lui nulle protestation ne prendra fin, si elle est pure.

Pour lutter contre l'oppression totale que Protée nous prépare avec la compli­cité de nos oublis, il faut restaurer le culte de l'homme total. Accepter dans la personne une division, c'est préparer les fissures par lesquelles l'ennemi s'intro­duira. Les cités meurent sans doute de leurs doutes secrets et de leur arrogance extérieure, mais plus encore de ce tronçonnement de l'homme qu'encourage l'intelligence, une fausse intelligence. Les doutes? Ceux d'entre nous qui viennent du peuple savent que tout est jeune. L'arrogance? Une accusation permanente contre soi et une philosophie du sacrifice personnel y mettront fin.

Il reste à redonner à l'homme sa puissance et si entière que le plaidoyer entre­pris par la philosophie rationaliste en faveur de l'inhumain ne paraîtra plus qu'un accident dans l'histoire. Les grandes époques fécondantes ont été celles qui con­fondaient dans le même homme la grandeur du sentiment, de l'intelligence et du courage. C'est à cette condition que peuvent être créées des oeuvres non seule­ment belles, mais messagères de joie, libératrices de servitudes, compagnes solides de l'humanité. Non pas seulement du point de vue poétique, mais encore surtout du point de vue matériel; car si on ne tient pas compte de la grandeur de l'homme, on supprime la seule raison qu'on ait de l'aider dans sa vie pratique; le matérialisme historique, système bourgeois créé par réaction à (donc d'après) la mentalité capitaliste, en réduisant l'homme à un concept économique a réussi encore plus que le fascisme à supprimer toute raison d'être à un progrès matériel dont profiteraient les oubliés de la veille. Il ne sera jamais rien fait de sérieux ni pour le pauvre ni pour les hommes dans une civilisation où l'on ne se croirait plus le droit de proposer un autre idéal que l'union au sein d'une même conscience de l'héroïsme, de la sainteté et du génie.

C'est dire qu'il convient de désespérer. Nous sommes encore dans l'idylle. La plus grande espérance que puisse permettre un monde comme celui qui va venir, fait de sang et de feu, est que l'homme y sera contraint par l'immensité de sa douleur même de sortir de sa coque individuelle pour coïncider avec l'étrangeté de son prochain: il pourrait naître alors une intuition plus apte à installer son amour au sein de tous les êtres, presque une nouvelle faculté, qu'il serait plus juste d'appeler "contuition"; les valeurs de la conscience en seraient bouleversées autant qu'elles l'ont été par la naissance de l'esprit libre grec ou de la sympathie chrétienne. Non pas un surhomme, mais un homme davantage renfermé dans sa condition et ayant tant souffert par les guerres et les révolutions qu'il aura comme un oeil ouvert dans l'épreuve de chacun de ses camarades. Le souffle du monde l'avertira mieux et dans l'aventure du temps résistera une force plus fixe et plus secrète. Déjà, bien que notre esprit soit trop gourd pour le servir, nous tendons notre soif vers lui et ce sera peut-être notre destin que de préparer les voies à cette intuition aimante qui doit rendre à l'esprit son sel; peut-être même que dès maintenant peuvent nous consoler ceux qui arriveront à la contuition à force d'avoir tout souffert ou simplement à force d'avoir appelé, voulu, une conscience sans oublis.

VII

Lui, cependant, m'a déroulé tout son labeur champ par champ; heureux et confus de ce merveilleux repos auquel je l'ai contraint il m'a offert le pain, le beurre et le tabac; maintenant son ombre dans le soleil couchant grandit pitoya­blement, parcourt toute la terre encore visible et rejoint une lointaine malédiction héréditaire. Nous ne pourrons plus sans doute parler. Je songe:

Un chant héroïque devrait naître à force d'amour pour ce que tous veulent ignorer. Si je ne pensais pas à Lui si mal, si infidèlement, n'est-ce pas cette heure de tristesse que je choisirais pour que surgisse en moi le premier vers réconfortant et désespéré, d'un poème épique, seul genre artistique total, consacré à célébrer et à consoler le destin de cette terre si gueuse?

Point de vue éternel sans doute, mais la fuite hors de l'éternel est exactement la même que la fuite hors de la tragédie quotidienne de l'histoire. Vivre dans l'éternel, non pas dans l'éternel des espaces interstellaires où se refroidissent et se dessèchent nos derniers clercs, mais dans l'éternel de la terre, qu'est-ce sinon coïncider avec toute la souffrance et toute la joie présentes à chaque moment du monde, qu'est-ce sinon tenir compte de l'intensité temporelle qu'il faut pour aimer chaque réalité et pour se pénétrer envers elle de cette tendresse qui précède toute action énergique ? L'éternel, c'est l'adhérence entière à un instant, la compréhension intégrale d'une journée.

Nous rentrons. La nuit nous condamne à ces murs sans joie que les hommes d'ici doivent appeler maison. Un oiseau crie parmi le toit de paille. Cognant et se blessant à quatre coins hargneux, les dernières lueurs du jour, saignantes, se débattent comme entre les paupières d'un oeil malade et désolé. Au dehors le chien se tourmente pour aboyer à des réponses lointaines, qu'on écoute et qu'on n'entend pas, copieuses, hâtives et calmes et près de nous, attentifs aux évasions du feu, les grillons nous préparent leur bruit qui ressemble tellement à un rêve que nul à l'aube ne s'en souvient.

Cette nuit, comme la précédente, va toute entière prendre le parti de cet homme. Lui, je veux qu'il dorme.

Armand ROBIN,  Esprit n° 60, septembre 1937. Le texte a déjà été publié dans Les cahiers bleus (hiver-printemps 1980), Ecrits oubliés (UBACS, 1986), avec des erreurs de lecture qui ont été rectifiées dans  Le Combat Libertaire (Jean Paul Rocher, 2009), où il est aujourd'hui disponible. La note (1) est inédite en volume.

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