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Armand Robin : le critique

Arthur Rimbaud

livre.gif (4396 octets)  A PROPOS DU CINQUANTENAIRE  DE LA MORT D'UN POETE

Il se peut bien que, cinquante ans après la mort d'un des Arthur Rimbaud, il n'y ait plus un seul pouce de « terra incognito » dans la vie de cet errant lancé vers tous les buts, de ce migrateur qui s'éveilla dans la froide Europe et s'effraya de s'entendre chanter plus haut, plus fort que tous, il se peut que de cet homme nous connaissions et tous les vers et toutes les variantes, et toutes les folles et toutes les implacables lucidités, et toutes les colères et toutes les prières, et toutes les misères; il se peut qu'il n'y ait plus un seul de ses gestes qui soit passé inaperçu des commentateurs et des observateurs européens, américains, chinois, qu'il n'y ait plus un seul de ses vers qui n'ait été surveillé, disséqué, analysé plus que ne le fut jamais une formule d'Aristote, plus imité qu'un vers de Pindare, plus admiré qu'un vers d'Homère: il se peut bien que jamais espionnage ne fut aussi réussi qu'autour de ce sublime fuyard, oui, il se peut bien enfin que les détectives de la critique aient remporté à son sujet une de leurs plus éclatantes victoires; qu'importe, de ces cinquante ans de perpétuelles recherches, enquêtes, commentaires, il sort blanc de toute participation véritable à tout ce dont nous découvrons qu'il s'est occupé. Il surgit entouré d'un aussi grand mystère qu'au premier jour ; il a beau être connu, signalé, pisté, traqué, imité, reproduit, singé, décalqué, il reste « l'introuvable » : quoi qu'on fasse, il reste le mirage qu'il était d'abord. Sitôt qu'on rapporte à lui l'un de ses pas, il faut bien admettre qu'il est déjà bien au-delà. Il existe, subsiste, persiste comme un dieu. Il est le seul auteur français mythologique.

Sitôt son nom prononcé, tout ce qui n'était que « belles lettres » prend un caractère sacré ; il est bien autre chose qu'un poète ou même qu'un poète pour poètes ; son oeuvre poétique disparaît sous l'affabulation dont on l'entoure. Irrémédiablement légendaire malgré les précisions des biographes, il joue par rapport à tous les poètes le même rôle mythique qu'autrefois Orphée, invoqué comme lui, comme lui invoqué dans le secret, comme lui tenu pour supérieur à toute la vie, comme lui suivi partout, imité partout, connu jusque dans la façon dont il descendit des « fleuves impassibles » jusqu'à la mer. Tout ce qui est bien depuis un demi-siècle a passé par lui ; ce réfractaire total représente en fin de compte l'un des seuls « sacrements » que le monde présent tienne pour nécessaire. B est le beau et le bien suprême, aussi bien pour Claudel que pour Cocteau, pour Gide que pour Eluard.

Bien plus ! Cet homme jailli en flèche au-dessus d'une très vieille civilisation, laquelle n'aspirait qu'à se détendre et s'énervait de traîner ses derniers jours, représente aussi, semble-t-il, l'un de ces mythes au nom desquels l'humanité change de base à son insu.

Rimbaud fut poète aussi peu qu'il le put ; il supprima même ce peu, il fut voyant, confia-t-il un jour, peut-être serait-il plus exact de dire qu'il est l'un des très rares élus dans lesquels, pendant quelques siècles, les hommes vont se voir ; au-delà des grandes destinées poétiques; ou même mystiques, il est une autre destinée encore, bien plus rare : elle consiste à figurer d'avance ce que sera bientôt le monde.

Rimbaud, en deux années, dessina nerveusement en grands traits d'éclair, illumina la vie qu'il allait vivre et celle qu'il sentait venir pour tous. Ce patriarche tragique, centenaire à seize ans, émissaire chargé de tout le fardeau des millénaires, ployé sous les puissances verbales les plus éprouvées de tous les classicismes et de tous les romantismes, s'en vint frapper aux portes d'une nouvelle ère ; lorsque la porte s'ouvrit, il était déjà très loin, plus loin que tout désert, que le désert même de sa mort à l'hôpital de Marseille : visiblement, l'homme qui avait chanté Une saison en enfer et Le temps des assassins avait pris la fuite devant un spectacle plus effrayant que celui que sa seule existence pouvait lui présenter. Qui n'écrit que pour écrire jamais ne se tait tout à fait ; mais qui décrit une sinistre réalité avec la conscience de la déchaîner recule épouvanté. Il semble hors de doute que Rimbaud se sentit créateur réel et responsable du monde auquel par avance ses mots prêtaient forme. Il connut l'épouvante ancestrale qui, dans les sociétés très primitives, fait trembler de terreur les prophètes-poètes possesseurs des " maîtres-mots".

Ce texte est paru d'abord dans la revue Comoedia du 20 décembre 1941. Il figure aujourd'hui dans Ecrits Oubliés I,  éditions Ubacs,