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Armand Robin : témoignages

- Jacques Martin : Robin traduit Hölderlin -

livrevieux.gif (469 octets)Un peu plus tard, il vint me trouver, en rat des champs, un peu terreux. La femme de ménage, écrasée contre le mur osa protester: femme de ménage, on n'en pas moins homme. Le magnétophone n’était pas de la partie. « Paulhan m’a donné ça, c’est un poème inédit de Hölderlin, qu'on vient de découvrir. » Il s'agissait de Frühlingsfeier, la fête du printemps, c'est-à­ dire du complément, trouvé, je crois en 1947 à Londres, d'un hymne connu de Hölderlin. La critique a répandu beaucoup d'encre sur ce sujet, mais j'étais ignorant de la question. Ce que me proposait Robin était un texte qui paraissait mal établi, mais il n'y avait pas de temps à perdre : authentique ou faux c'était ce Hölderlin que nous devions traduire ! Texte hermétique, replié sur sa pensée, dont il fallait trouver la clef. De beaux blocs, lumineux et harmonieux, mais dont les joints apparaissaient mal. Et une sorte de concert intérieur, puissant et chaleureux, mais c'étaient comme les thèmes d'une fugue dont l'architecture vous échappe. Deux séances de travail nous furent nécessaires pour mettre sur pied une approximation dont je suis encore honteux et qui servit de base à la traduction publiée.
Je fus frappé par le respect de Robin. Holderlin lui en imposait, moins peut-être par !a beauté des images et des vers que par son mystère, part l’arrière-plan de sa démence. En ouvrier consciencieux, Robin acceptait, cette fois, de démonter les phrases, d'explorer modestement les zones d'obscurité. il savait à peu près autant d'allemand qu'un élève de seconde, mais il le savait avec son expérience d'adulte, de polyglotte retors, et Hölderlin était son confrère, un frère peut-être, dans son espoir.
Traducteur de bonne école, il avait tendance à faire rendre à chaque terme tout son suc étymologique, même quand il avait changé de goût. La phrase, le canevas logique le préoccupaient peu. Il bondissait d'un mot saillant à l'autre, comme on passe un torrent de pierre en pierre, et il déclamait à mi-voix, à la recherche d'un rythme. Juxtaposés, sonorisés, les mots faisaient d'eux-mêmes image. Il fallait alors le ramener au texte, détruire ses combinaisons hasardeuses, lui montrer le fil directeur. Mais finalement c'était lui qui avait raison : s'il suivait mal le dessin des marbrures, il devinait d'un coup la veine, et pressentait ses replis. Ni les broussailles. ni les chemins tracés ne lui faisaient perdre sa trace.
Il avait un flair de sourcier.
Hölderlin était cependant meilleur sorcier que lui. Nous nous attaquions à une œuvre savante, à une antiquité de laboratoire. Mais de même que derrière le bouclier prodigieux d’Achille, il y avait parfois un héros vulnérable, sous l'acanthe de ce baroque flamboyant se devinait un être tendu et tendre, frère aîné de Dostoïevski. Et c'était lui que Robin cherchait, en soufflant respectueusement sur ses lunettes.
Hölderlin n'eut donc pas droit à la même, gratification que Jirgal. Le brouillon que nous avions rédigé ensemble fut respecté. Robin trouva des raccourcis, un rythme, mais Dostoïevski n'apparut guère et le baroque flamboyant ne scintilla que faiblement. il y avait à cela plusieurs causes : d'abord les obscurités d'un texte insuffisamment établi, ensuite, comme Robin l'indiqua dans une ligne d'introduction, « le contrôle sévère » que j'avais exercé sur lui, et qui avait sans doute coupé ses élans. Enfin Hölderlin n'entrait pas dans le registre de Robin. Il a su prêter sa voix à des génies spontanés ou qui jouaient la naïveté, et à des poètes d'univers qui nous sont encore étranges, mais jamais à des écrivains à la fois géniaux et savants représentatifs de la lignée gréco-latine. Non qu'il ne sût trousser la feuille d'acanthe, mais il est remarquable que, des trois langues qu'il avait apprises sur les bancs des écoles, le latin, le grec et l'anglais, pourtant si riche, il n'a publié que peu de traductions. Il a traduit des langues qu'il savait moins bien et qui, à part l'allemand et le russe, du reste peu enseigné en France quand il l'apprit, font figure de langues exotiques et sont de difficulté notoire, le chinois, le finlandais, le hongrois. Le souci alimentaire de s'assurer un secteur exclusif de traduction littéraire et le dégoût de ressasser des notions scolaires ont sans doute pesé sur ce choix. Mais ceci n'explique pas l'ampleur extraordinaire de cette quête, l'acceptation délibérée d'apprentissages absorbants et arides. Et pourquoi aimait-il tant traduire, lui qui créait ?
Comme Kafka, avec lequel il a quelques analogies, Robin écrit dans une langue seconde, celle des écoles, de la police, des bureaux et aussi de son monde littéraire : elle n'a pas pour lui le naturel absolu, l'évidence, la nécessité presque biologique et contraignante du langage de son enfance. Écoutez les efforts qu'il fait pour bien dire à la radio. Dans la bouche du Robin de vingt ans roulaient encore tous les cailloux de l'Armorique. Au temps de ses poils gris, Il réussit à mêler à cette rocaille des mollesses du parler parisien, des r glissés et un académisme de diction qui font sourire ses vieux amis. Le français, où il excelle comme Senghor, lui est aussi étranger que le finlandais, et le finlandais aussi facilement ou aussi difficilement familier que le français. Bon élève pendant toute sa vie, et docile à ses ambitions intellectuelles, il développe l'habitude acquise dans son adolescence de comprendre en dehors des structures du langage, se guidant, à partir d'une grenaille de notions, sur des images, des sonorités, une attitude psychologique, et distillant dans le feu de son mimétisme une essence de poésie humaine, internationale, celle de la patrie qu'il cherche. « La poésie m'ayant fait sans patrie... Ma vie sans moi... » : Robin abuse du sécateur dans ces formules, mais c'est pour laisser plus de sève aux greffons exotiques qu'il va délibérément prélever dans des espèces philosogiques sans parenté, sur des sujets qu'il voudrait vierges de culture, car c'est lui qui cultive. Herder, qui fut dans sa jeunesse un traducteur-Protée, avait recueilli des « Voix des peuples » ; Robin n'a pas le goût du cosmopolitisme, il est jardinier d'absolu.
Et son langage n'est plus le français officiel : il n'a recours à lui que par dérision, pour une dialectique qui, comme celle de Kafka, exalte notre absurdité. Il écrit une langue nouvelle, incohérente et émouvante, insolite et pourtant comprise, des poèmes non figuratifs, mais imagés, avec des mots spontanés et étranges, mais jamais étrangers. Dans tout cela la part de la mystification est grande, car il tenait à cet hommage à la vérité qu'on n'atteint pas. Des erreurs de navigation, voulues ou non, font parfois découvrir un archipel. Et si l'on songe à la longue solitude, aux monologues forcenés, à la délectation morose que suppose ce labeur de bénédictin hors les ordres, on éprouve une angoisse et peut-être un remords.

 
       Ce témoignage de Jacques Martin, est paru dans la revue Cahiers des Saisons N° 36, hiver 1964. Camarade d'Armand Robin en Khâgne à Lakanal,  Jacques Martin  a été  professeur agrégé d'allemand au Lycée Voltaire et inspecteur général de l'éducation Nationale. Grand traducteur lui-même, il était aussi auteur de manuels scolaires et universitaires.