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Armand Robin: à la gazette littéraire de Lausanne

- 1958 - PASTERNAK - 1961-

 PASTERNAK POÈTE PAR SON TRADUCTEUR ARMAND ROBIN

Maintenant que la tempête semble quelque peu s'apaiser autour du Docteur Jivago, il est possible de parler de Boris Pasternak avec la sincérité que sa personne et son oeuvre appellent en harmonique.

Ces remous de part et d'autre du « rideau de fer », si intempestifs qu'ils aient été parfois, auront été utiles: Boris Pasternak n'était connu en Occident que d'un petit nombre d'amoureux de la poésie; le voilà connu de tout le public mondial par un roman, ce qui peut paraître insatisfaisant; en fait, une grande partie de l'opinion internationale est devenue prête à se familiariser avec le grand poète solitaire qui dans l'immense empire russe détient un secret lui permettant de tenir tête depuis plus de deux décades à un système dont le premier des principes est de ne laisser aucun des individus à sa solitude.

Le langage politique obscurcit tout; surtout, il ne s'applique qu'à des choses relatives, il devient une absurdité dès qu'il s'agit de valeurs absolues. Or, Boris Pasternak est « l'individu absolument inentamé en tant que tel par le communisme », il est superflu d'ajouter que par là même il reste également étranger à tous les autres mouvements de masse organisés à travers l'univers en ce siècle.

Individu inentamé et inentamable par le communisme, il se l'est voulu consciemment. En 1934 notamment, au Congrès des écrivains soviétiques, en pleine période stalinienne, on le vit monter calmement à la tribune pour proclamer brièvement, balayant toutes les formules de propagande, que le premier devoir de l'écrivain en U.R.S.S. était de « rester lui-même ».

Il devint ainsi, au centre d'une gigantesque entreprise totalitaire, une sorte de diamant qu'on ne pouvait pas rayer. Il, n'était pas classable, il n'était même pas définissable, sauf par signes privatifs: « Il n'est pas réaliste socialiste, il n'est pas communiste, il n'est pas anticommuniste, etc., etc., etc., ». Autrement dit, le système communiste et lui ne se rencontraient jamais. Il réussit, à lui tout seul, à faire « planète à part ».

Puis il fit sans cesse savoir à qui voulait l'entendre qu'il voulait rester là où il était, tel qu'il était. « Je ne quitterai jamais la Russie ». Vers 1949, l'État d'Israël (d'accord probablement avec l'État russe) lui proposa de venir s'établir sur son territoire; il répondit de nouveau; « Je ne quitterai jamais la Russie ». Il vient de le redire.

Plusieurs journaux occidentaux ont considéré qu'en écrivant à Khrouchtchev (sic) pour annoncer qu'il refusait le Prix Nobel plutôt que de quitter la Russie, Boris Pasternak s'était abjuré: c'est exactement l'inverse qui est vrai; en outre, Pasternak a très bien senti la véritable menace que ses ennemis faisaient peser sur lui à lui permettre de se rendre à Stockholm afin de se débarrasser de lui; son intuition de poète lui a permis de déjouer ce nouveau piège.

On dirait donc que son individualisme a décidé qu'il enterrerait sur place le communisme. C'est assez dire que l'innocent jury du Prix Nobel en lui offrant des appuis officieux en dehors de la Russie, affaiblissait sa position vis-à-vis du régime soviétique. Cette résistance dans l'absolu de l'individualisme est difficile à comprendre en dehors du monde communiste. C'est que de ce côté du rideau de fer on ne comprend pas assez que le « marxisme-léninisme », tel du moins qu'il est devenu, est inspiré par le luciférisme de la science et de la technique et ambitionne de substituer une nouvelle « création » à la création naturelle. Le principe est : l'homme va fournir les preuves matérielles qu'il est capable de provoquer et d'organiser une nouvelle Genèse, à condition qu'il travaille par géantes masses.

Le poète véritable, qui est créateur par définition est la négation vivante de cette fabrication. Surtout, il est « l'homme qui crée tout seul » ... Et même, il est le monstre social solitaire, qui pousse l'insolence (au sens étymologique du terme: « absence naturelle d'habitude ») jusqu'à puiser des forces dans tout ce qu'on fait pour l'isoler davantage; oui ! il a l'impertinence de renverser constamment les situations préfabriquées par le communisme. Il est probable que le plus vil blâme qu'infligerait à Dieu le Comité Central du parti communiste de l'URSS, si d'aventure il examinait son cas, serait quelque chose comme: « A voulu créer, et tout seul! ». La solitude est la circonstance aggravante, alors que pour le poète elle est la circonstance salvatrice. Faute de Dieu, le C.C. du P.C. prend les poètes, leur applique l'épithète d'« isolé social ».

Tout cela n'est connu de l'Occident que de façon abstraite: Blok, Essénine, Maïakovsky, Pasternak (d'autres encore, dont il sera possible de parler un jour) ont vécu tragiquement cette situation, connaissent dans la douleur le véritable visage de l'entreprise.

Essénine, Maïakovsky, ont sauvé leur individualité par l'acte le plus individualiste qui soit: le suicide. Ces grandes âmes ont commis un pléonasme métaphysique.

Boris Pasternak a choisi une autre voie: rester là, dans tous les sens du terme, en faisant entendre: « Je ne suis pas comme vous, vous ne m'intéressez pas. Maintenant  faites de moi ce que vous voulez. » Or, on ne lui a rien fait, sauf ce qu'on appelle de « petites misères quotidiennes» ... Il est le vainqueur.

Et il irait perdre cette victoire? Cette modeste, silencieuse, puissante victoire? Lui qui sait, par surcroît, que toute la Russie pense à lui comme au symbole toujours vivant, toujours présent, de ce qui en Russie ne veut pas se courber?

Boris Pasternak n'était pas né, selon toutes les apparences, pour ces épreuves. Fils d'un peintre célèbre, familier dès son enfance des musiciens russes, il semblait prédestiné à la « tour d'ivoire» ...

En tant que poète, il est, au point de départ, un artiste du langage: on dirait un virtuose qui, se trompant d'instrument, s'exerce sur la langue russe comme sur un piano. Souvent ses poèmes semblent nés d'un magique carrousel d'allitérations; les sonorités tournoient, virevoltent; de leurs apparitions et réapparitions naissent la strophe et (pense-t-on d'abord) le sujet et le sens; ce n'est qu'ensuite qu'on s'aperçoit que ceux-ci existaient d'abord.

Somme toute, Pasternak était originellement prédestiné à faire des gammes sur le piano de l'harmonieuse langue russe. Voici, en un essai de transcription en langue française, un exemple de ces exercices:

 JUSQU'A CE QUE TOUT FUT HIVER

Dans les bourras et madras
Bloc de freux.
Déjà choit l'effroi du froid
Voire en eux.

 C'est octobre qui tournoie
C'est matoise
Affre ancrant son pas de proie
Sur l'étage…

 Le vent, happant bras, rabat
Le boisage
Rampe à rampe jusqu'au bois
De chauffage.

 La neige ôte genoux, choppe
Dans l'échoppe:
« Hop! que d'ans ! d'hivers! échoppe !
Sans qu'on s'hoppe !» … (1)

 Tel est le point de départ: l'exercice de gamme sur le piano de la langue russe. Or, même en ce point de départ, surgit sans aucun motif apparent la notion tragique ; exercice de gammes s’achève sur une note grave:

Neige, cent fois sous pic, hic !
Héroïne,
Neige-échoppe où l'ongle émie
Cocaïne.

 Ce sel d'écume aux nues, mors:
LE TRAGIQUE,
Tu détaches sa tache hors
Tout bachlique.

 En ce poème qui n'était en principe qu'un jeu, l'expression « LE TRAGIQUE » surgit en finale imprévue ;  le tragique qui n’était pas invité est venu.

Le pur artiste, qui ne semblait destiné qu'à tenir tête aux ressources musicales de la langue russe, fut sans cesse mis en face de situations douloureuses: le merveilleux est qu'il les affronta avec autant de maîtrise que les syllabes.

 Ce destin, il le sentit constamment en filigrane dans son âme ; il ressemble en cette perception aux autres grands poètes russes de ce siècle. Nous ne citerons qu'une seule preuve de cette sorte de prémonition. Lors de la répression jdanovienne contre les écrivains et les poètes, en 1946-1947, il fut décidé qu'à Pasternak  ne serait plus accordé qu'un seul droit: celui de traduire Shakespeare. Il y avait de l'intelligence dans cette barbarie organisée: depuis longtemps Pasternak était passé de l'état de musicien de la syllabe à celui de connaisseur du secret des êtres: il connaissait le cheminement mystérieux des malheurs au sein des âmes; cela signifie qu'il était devenu shakespearien; ce n'est pas un hasard si, une vingtaine d'années auparavant, il avait décrit, en un très beau poème intitulé «Leçons d'anglais », les ultimes moments de Desdémone et d'Ophélie.

Boris Pasternak vient de refuser de troquer contre bien des avantages son sort d'« isolé social » au sein de la société communiste. Il doit se sentir très heureux, malgré les dangers et les mesquines persécutions; il accomplit un peu plus avant son sort d'homme seul.

Tombant dans le piège tendu par ses ennemis communistes, il serait devenu en Occident un «homme de lettres » adulé. Restant là-bas, immuable sur place, il préserve ce je ne sais quoi qui fait que la poésie, en Russie bolchévique, a un caractère quasi religieux, qu'elle n'y a rien de « littéraire ».

(1) On trouvera le texte russe correspondant dans mon recueil : Quatre poètes russes (Blok, Essénine, Maïakovsky, Pasternak) publié en 1949 dans la collection bilingue des Éditions du Seuil, Paris.

 

A ce texte de Robin étaient joints 3 documents :

  • La traduction du poème leçon d’anglais par A Robin

 

LEÇON D’ANGLAIS

Lorsque l'instant du chant vint près de Desdémone

(Et si petit pour Desdémone son restant d'instants !)

Ce ne fut pas d'amour, de son étoile que Desdémone

Sanglota, mais de saule, de saule seulement.

 

Lorsque l'instant du chant vint près de Desdémone

(Sa gorge fut pleine course, rênes en vain la retenant !)

Sur le jour ténébreux Le Ténébreux  plus ténébreux vers Desdémone

Portait le psaume des fleuves gémissants.

 

Lorsque l'instant du chant vint auprès d'Ophélie

(Et si petit pour Ophélie son restant d'instants !),

Tout le foin sec de l'âme fut jeté hors d'Ophélie,

Chaume loin des granges cheminant dans l'ouragan.

 

Lorsque l'instant du chant vint auprès d'Ophélie

(Dans sa gorge l'amertume des rêves fut nausée !),

Quels furent dans sa chute les trophées d'Ophélie?

Un peu de saule, de chélidoine, peu de brassée.

 

Laissant chuter de leurs épaules, comme haillons, les passions,

Avec l'expiration du cœur elles sont entrées

Dans la piscine des mondes; et les ablutions

Des mondes battent, abasourdissent leurs corps de mal­aimées.

 

 

  • un fragment du  manuscrit du poème L’hiver lu par Pasternak au Congrès des écrivains de 1934, présenté par Frank Josserand

lausanne_PASTERNAK_9.jpg (74166 octets)

 

 

  • une photo de Pasternak au même congrès des écrivains, extraite de la Pravda du 31 août 1934.

lausanne_PASTERNAK_10.jpg (91934 octets)

 

Armand Robin Gazette Littéraire de Lausanne, 22 novembre 1958

 

 

L’ensemble, article de Robin et documents annexes, est consultable ici : https://www.letempsarchives.ch/ En accompagnement de l'article intitulé Une nouvelle affaire Pasternak, La Gazette republiera Leçon d'anglais le 21/01/1961

L’article de Robin figure dans Ecrits oubliés I Essais critiques de Françoise Morvan, éd UBACS, 1986.

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