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Armand Robin :
critique à la revue Esprit : 1937-1940

- Aladar Kuncz Le monastère noir  02 / 1938 -

 

Aladar KUNCZ : Le monastère noir Gallimard

            Plus petit jamais ne fut l'homme
          Qu'il ne fut cette nuit-là ,

criait Ady, le plus grand sans doute des poètes hongrois, une nuit du mois d'août 1914, la nuit même peut-être où son compatriote et admirateur Aladar Kuncz, surpris par la guerre, dans cette France qu'il aimait comme on ne peut aimer qu’un poème, était interne comme prisonnier civil à la citadelle de Noirmoutier, « le monastère noir », pour y apprendre lui aussi pendant cinq ans de quelle petitesse peuvent être les innocents.

Est-il exagéré de craindre que du point de vue de l'art la Grande Guerre n'existe pas encore? Elle fut une chance pour les meilleurs écrivains qui en ont parlé, mais rarement une inspiration ; soumise aux complaisances de la description, jamais de la méditation, elle restait matière éphémère, crime justiciable des tribunaux politiques d'une époque et non pas du tribunal permanent de l'âme ; à peine si pour quelques-uns elle a pu commencer à devenir souvenir, échapper aux mesquineries des témoignages trop proches, et se transposer en aventure humaine d'une valeur durable. C'est que sans doute tous nous savons subir une catastrophe terrestre avec notre corps, mais que nous sommes peu à la supporter avec notre conscience.

Le livre de Kuncz n'est lui aussi qu'un témoignage où il est à peu près évident que nul détail n'a été sollicité par l'orgueil de l'art. Ceci est la somme de la guerre, comme les « Souvenirs de la maison des morts » le sont de la Russie. Prisonnier du trop libre univers de son désespoir, captif de « cette nuit d'épouvante, où il se trouva face à face avec le spectre de sa démence, de l'ombre duquel il ne put plus ensuite délivrer complètement son esprit» (page 243), Kuncz a reçu de la guerre la grâce de vivre dans ces abîmes où ne parvient plus que l'essentiel. La guerre n'a jamais été aussi réelle, invraisemblable, inintelligible, que dans cette île, dans cette citadelle, d'où l'on peut à peine apercevoir le ciel ; encore ce firmament n'apparaît-il que comme un monstre : c'est qu'il est lui-même devenu inexplicable.

Vers une noce sanglante et terrible

Dans chaque homme s'installa

Le mystérieux destin de tous ses aïeux,

Ivre s'embarqua la pensée.

A l'ombre du « monastère noir » (comme ce titre libère la guerre de son actualité !), ce n'est pas seulement une plus grande connaissance de soi que s'est assurée Kuncz. A la clarté de cette extraordinaire documentation sur l'homme, qui vaut bien quelques dizaines de romans, nous rejoignons obscurément, dans le passé et l'avenir, une ancestrale et permanente fatalité, si profonde et si définitivement rassurante dans son horreur que, lorsque Kuncz y touche enfin, il éclate, nous écrit-il, « en sanglots de joie ». Et c'est encore à « Souvenirs de la maison des morts » qu'il faut penser. Ces deux livres vivront sans doute côte à côte dans la littérature mondiale.

Rien de plus essentiel que de découvrir parmi nous ceux qui sont déjà dès leur vie les hôtes de l'enfer ; l'île de Noirmoutier fut bien pour Kuncz la géhenne dont il n'est plus sorti, même après la libération de son corps ; il est des spectacles que l'on ne réussit à écarter de soi que pour rester maudit vis-à-vis de soi-même pour toute une vie ; aux dernières lignes de son livre, Kuncz « est revenu, d'une souffrance à une autre souffrance, beaucoup plus terrible ». C'est dans cet enfer de tourments que les souvenirs ont de nouveau vécu ; l'intensité du récit est telle qu'une sorte de délire très âpre y soulève chaque détail jusqu'au sanglot et c'est peut-être la plus grande beauté du livre que cette terreur où tant de sauvagerie aide tant de tendresse. L'un des prisonniers, Demeter Bistran, devenu fou, monte la nuit sur le toit de la citadelle et, les bras levés, commande à la lune et aux puissances de la fatalité d'interrompre le massacre humain. Il semble qu'il y ait à toutes les pages de cette œuvre ce même geste, mais incomparablement lucide, tentant d'écarter de l'homme la nécessité de passer par l'inhumain.

L 'horreur avec une joie haineuse

Pencha sur les âmes.

Au-delà de la mort, au-delà de la vie,

Seul l'humain viril peut arriver là.

 

Nous n'avons pas cité trop de vers d'Ady ; quand une œuvre en prose rencontre à ce point la plus grande œuvre poétique d'un pays, c'est qu'elle s'est faite aussi profonde qu'il est possible, qu'elle est l'essentiel, non plus deviné, comme en poésie, mais trouvé.

Armand Robin Esprit, février 1938

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