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Armand Robin:

Hommes sans destin 1936

livre.gif (4396 octets)    HOMMES SANS DESTIN

A Eugénie M..., la fille de ferme qui m'apprit à écrire sur des baguettes de noisetier, hommage de reconnaissance.

 I

FÉVRIER finissait, mais cette année-là, dans toute la Bretagne, l'hiver s'entêtait à se coller au sol; l’horizon s'était embourbé dans un lointain épais; les collines avaient sombré; l'espace s'était aplati au ras des champs. Entre le ciel et la terre, privés de couleurs et de formes, rampait une buée grisâtre et frêle; parfois elle titubait, s'accrochait aux rochers, aux mottes de glaise, timide haleine de malade. Sur les talus proches chancelaient les contours noircis de quelque hêtre; autour de cette indécise colonne flottaient les limites de l'univers rétréci. A chaque pas le ciel s'écroulait dans la boue, sans bruit: le silence lui-même, alourdi et terni, gisait écrasé on ne savait où. A la terre entière s'était mêlée une mort fangeuse.

Les hommes eux-mêmes étaient secrètement tentés de s'arrêter; leurs yeux et leur volonté pataugeaient et s'enlisaient dans cette lueur flasque et, lorsqu'ils se traînaient muets vers leur travail, le destin se collait à leurs pieds en lourdes mottes d'argile. Tous les matins pourtant ils quittaient leurs demeures décolorées; boueux et ternes, ils se confondaient bientôt avec l'innombrable grisaille; tout avait disparu; les talus eux-mêmes ne les suivaient pas. Au-dessus d'eux le ciel absorbait leurs outils et parfois autour de leur front il descendait, casquette usée par les pluies. Tout avait l'air d'être à sa fin : sans doute quelqu'un des leurs mourrait-il aujourd'hui ? Qu'importait ? Il fallait marcher et leurs pas, l'un après l'autre, continuaient à tomber dans cette mort mécaniquement, régulièrement, comme des tic-tac d'horloge au milieu d'une demeure où le temps n'existe plus pour personne.

Par milliers ils travaillaient à cette heure, agitant les mêmes jambes et les mêmes mains, coupant l'air également incolore avec les mêmes fourches et les mêmes haches. Aujourd'hui des milliers de vies hésitaient et doutaient; mais pour tous ces hommes aux grandes épaules courbées, leur drame se fixait là où ils posaient le pied; au niveau du sol hostile, ils laissaient mourir entre eux, de village en village, la force de leur fraternité. Et nul ne songeait que triompherait le printemps dans les branches; nul ne se souvenait du beau jardin d'autrefois; un fruit y mûrissait pour chaque soif; pour chaque âme y grandissait un amour; aucun oeil n'avait vu la terre agoniser.

II

Monté sur les chênes au delà du ciel, Guilleras détachait à coups de hache rapides les branches enveloppées de son haleine; « ahan » criait la hache; un fracas brusque et bref secouait l'espace engourdi. Parfois quelques notes d'une vieille chanson bondissaient sur les touffes de brouillard, seule et sauvage.

Et ces bruits serviles naissaient et mouraient de l'autre côté du ciel.

Sur terre, Yann liait les fagots; ses doigts s'attardaient au long des écorces souriantes; les brindilles heureuses répondaient par un murmure qui se perdait aussitôt parmi les feuilles noircies.

Guilleras parfois descendait de son arbre; dans 1a brume devant ses yeux s'assombrissait une tache flottante; elle s'enracinait au sol, finissait par ressembler à un homme vivant. Il ne s'en effrayait pas.

Les voici l'un devant l'autre. Pourquoi d'une main défiante tâter ainsi la terre qui doit accueillir leur repos ? Ils se disent: « J'ai froid. » Puis surveillent leur pain où brillent des gouttes de lard. Tout se tait.

Pourquoi ne se regardent-ils pas ? Le visage d'un camarade est une promesse de repos. Ils ne savent plus se regarder; côte à côte, chacun courbé sur ses genoux, ils se contentent du peu de sol qu'entre leurs pieds leurs yeux découvrent; quelques feuilles tremblent et vivotent un instant sous leur haleine.

Pitié ! Ils vont mourir dans cette solitude sans avenir ! il ne faut pas que leur âme meure, Yann, tu n'as que 18 ans; ne t'apprêtes-tu déjà qu'à la servitude ?

- Guilleras, que m'arrive-t-il aujourd'hui ? Jamais je n'ai eu si froid; j'ai froid jusque dans la poitrine, dans le coeur...

- La belle plainte ! Travaille ! Ma parole, tu te tracasses toute la tête depuis que tu lis tes bouquins idiots. Travaille donc ! C'est avec ça qu'on vit.

Ils ne se sont pas regardés; le silence n'a pas bougé. Seulement la brume s'est écartée sous leur haleine, peut-être pour laisser passer une âme morte...

Le vieil homme s'est tu; Yann songe soudain; ses regards s'allongent au delà de toute espérance; il reconnaît en lui le chant de ses désirs les plus lointains.

- Travailler, Guilleras ? On ne travaille qu'avec sa mort.

Hélas ! rien aujourd'hui ne durera, s'il ne s'accorde avec l'agonie de la terre; dans l'air frissonnent à peine les dures paroles d’espoir. Que ne peuvent-elles étonner tout à coup ce grand silence gris ? Déjà chante le vieil homme; il le faut écouter malgré soi, tandis qu'il se traîne derrière son chant.

L'été dernier la Catherine
A perdu sa dernière dent.
Tra la la ! Quelle misère !
Tra la la ! Dansons gaîment !
La vieille a pleuré trois semaines,
Trois semaines continûment
Tra la la !...

Ce chant naquit un soir d'hiver on ne sait où, on ne sait quand, à la porte d'une maison où criait un enfant malade. Depuis lors de siècle en siècle, d'aube en aube, de fatigue en fatigue, l'ont usé des lèvres d'esclaves.

Plus de dents pour croquer des pommes
Pour manger du pain plus de dents !
Tra la la !...
Alors la bonne Clémentine
Lui répondit en souriant:
Tra la la !...

Le vieil homme se mêle à la grisaille; la brume lui lèche encore une épaule élargie et flottante.

T'as qu'à danser, ma Catherine;
Pour danser pas besoin de dents.
Tra la la !...

Tout se tait de nouveau. L'espace se gonfle de solitude et couvre d'angoisse la fatigue muette des hommes. Doucement s'écoule le temps sans minutes; la nuit déjà surgit parmi le jour. La neige soudain ! D'abord une écume: brillante au bout des brindilles; puis lourde et large elle se fourre contre le ciel, l'épaissit et l'étend sur la terre. Qu'importe ? Des corps humains là-dessous continuent à se débattre, pâles et fragiles, comme des pensées après minuit lorsqu'un songe les ensevelit.

Que qui veut vivre vive encore ! Tant pis à cette heure ! Il est temps que la mort paraisse; elle vient; elle est là, brusque, debout dans ce cri que la neige accueille avec indifférence:

-Yann, vite; ta mère vient de mourir.

 

III

Le ciel se ferme dans la nuit; l'espace frissonne et s'enfuit. Coupé du sol et du travail que dans ses mains il serre encore, Yann titube; il n'a pas fouillé les ombres pour y chercher un appui. L'univers s'écroule dans la mort, tandis que dans la boue s'évanouit la neige.

Ce point noir, comme il grandit, rapide ! Il accourt du fond de la nuit, porté de ténèbres en ténèbres, puissant et précis à faire éclater une âme. Il approche. Yann se penche en avant, tressaille; un cadavre s'est étendu contre ses yeux, boueux et sale, montant à travers les âges la garde éternelle de la servitude.

L'écho grelotte encore d'avoir répété ce cri et s'empresse de regagner par delà les brumes sa demeure invisible.

Une branche gémit et se dérobe; Yann s'est élancé dans la nuit sans distance. Sans bruit sous lui ses jambes glissent, attachées au corps d'un autre. Des fantômes épousent les formes complaisantes de l'ombre et se groupent pour l'attendre au tournant des sentiers. Un bosquet de houx veut le retenir et le menace.

Au devant de l'enfant se hâte la morte; elle a gardé ses yeux de toujours, les yeux de toutes ses souffrances, les yeux de toute sa patience; en eux est demeuré cloué le regard que depuis longtemps ils ne pouvaient choisir. Droite et sèche, leur lueur de paille s'avance.

Yann foule plus intensément l'obscurité rapide. La morte s'installe en lui, lui remplit l'âme de son absence tyrannique; elle ouvre dans les yeux de son enfant ses yeux usés par soixante ans de lumière; derrière eux, d'autres yeux s'ouvrent au loin, par milliers, des yeux d'ancêtres, sans éclat et sans amour. Toute la nuit se peuple de ces regards obscurs.

Écho, tais-toi ! Ne répète pas ce sanglot qui suffit à dessécher une vie !

Silence autour du pauvre enfant qui passe environné de siècles, las et courbé sous les luttes, les misères et les défaites que sa mère lui transmet dans l'ombre. Est-il bien sûr qu'il vit encore ? Ce souffle frêle et haletant qui s'attarde derrière ses épaules, n'est-ce pas son existence défaite et sucée aussitôt par la nuit ? Si la morte l'abandonnait, que deviendrait-il l'instant d'après, livré à ses seuls regards ? Il n'y a d'étoiles que pour les Rois Mages; mais nous tous nous suivons les yeux de quelque mort. Place au doux enfant que la morte conduit !

Pourquoi se révolte-t-il ? Pourquoi faire sauter une à une devant ses yeux les images de son passé ? Cette nuit, la plus petite parcelle de mort est plus forte que la vie.

Dans la cour, entre ses jambes, une tache blanchâtre glisse; il la poursuit; mais elle remonte déjà vers le ciel. - Un feu clair et copieux; un paquet de chiffons sur la terre battue; c'est sa mère que l'on frappe; furieuse, bondit de solive en solive l'ombre transparente d'un gourdin. - II est seul au milieu des landes hostiles; un horizon en haillons se traîne au loin; l'enfant a peur; il tremble; il se serre contre son troupeau; elle vient, longeant les haies, inquiète: « Voilà ton sirop; surtout ne dis rien; il prendrait son bâton. » Distribuant des coups de fouets, une bourrasque passe et claque. - Il se dirige vers l'école, comme tous; sur la grand’route. Miracle ! On traverse toute l'aurore; le monde luit tout neuf, sorti du dernier rêve d'un enfant. On se pique les doigts aux châtaignes; un peu de sang coule, frais et capricieux. C'est alors que la vie pour lui sort de ses gonds: ces lettres sur les livres sont si bonnes, elles racontent tant de belles histoires; on croit avaler le ciel en les lisant. - Le curé surgit dans le village; sa soutane luit au soleil; la ferme répond joyeuse à son pas sonore. Il parle au père Jouan et le père Jouan fait servir de son cidre le plus jaune et regarde son fils en souriant. Aujourd'hui tous se délassent; l'enfant se réfugie dans un talus ami; il ouvre un grand livre qui sent le trèfle matinal; les pages brillent; un homme invisible se met à chanter si finement que la terre ne peut l'entendre. Yann écoute et songe: au-dessus de sa tête le soleil couchant se pose, très grave.

Ces souvenirs tournoient en flocons de neige, s'évanouissent et se mêlent au néant tout près de la vraie morte. Place, place au naïf enfant, qui s'engouffre dans la nuit terrible, éperdument, comme pour fuir sa propre mort ! Quelques instants encore et la lune surgira; sa clarté s'enneige déjà et vacille dans la brume, plus pâle que la lueur d'un cierge à travers l'encens... Une branche sèche craque; quelque chose a roulé par terre sans bruit; peut-être un rameau détaché...

Quand il se releva, Yann aperçut devant lui sa maison.

 

IV

Les murs. se sont rapprochés, emprisonnant plus jalousement le grand lit noirâtre. Un gémissement de chapelets s'égrène; debout, des hommes sont là., dont l'ombre et le silence font leur proie. Accroupi sur l'âtre, le père Jouan armé d'un tison lourd, attaque et maltraite le feu sans couleurs qui, sous ses coups, se plaint encore bien moins qu'un être humain. Il se lève et s'avance vers son fils; Yann ne voit pas cet étranger.

La morte l'attend, parfaite, ses lèvres offertes au baiser de la nuit désormais sans menaces et ses mains...

Yann s'attache à ces mains d'esclave. Il ne parvient pas à saisir par quel mystère elles ont pu s'arrêter, se résigner à l'immobilité. Sereinement croisées sur cette poitrine, naïves, elles proclament leur bonheur de s'être retrouvées, de s'être jointes d'un lien si définitif que rien désormais ne pourra les arracher à la tranquillité blottie au creux de leurs paumes; elles jouissent d'être inertes, triomphent de n'avoir plus à remporter au bout. de leurs dix doigts le petit triomphe de chaque seconde, sans cesse le même; mais ce triomphe luit humblement à la clarté des cierges; sans ostentation elles s'abandonnent très simplement au calme éternel, un peu lourdes encore de soixante ans de fatigue et d'agitation. A peine le pouce gauche mal refermé proteste-t-il encore contre cette obscure félicité.

Yann oublie le visage si embelli par la mort qu'il s'est vengé de la vie et les yeux désormais à l'abri du jour; il oublie la poitrine, les membres que l'anéantissement, que ce corps se soit résigné à l'inertie, que sans lutte il l'ait laissée s'emparer de lui, qu'il se soit offert à cet envahissement avec des complaisances de complice, Yann ne songe pas à s'en étonner. Depuis longtemps déjà ces membres avaient l'un après l'autre cédé à la tentation; le front avait cessé de penser, les yeux d'exprimer et de cacher la souffrance; les jambes peu à peu s'étaient dérobées à l'effort; autrefois elles s'agitaient sans but, par les champs, sur les routes, dans la cuisine, dans l'étable, dans le grenier, pour porter ceci, enlever cela, pour rien, pour  ne pas rester immobiles; le repos n'était qu’un luxe de riches dont les pauvres devaient avoir honte et un péché qu'il convenait de craindre. Un jour, inconscientes de leur déchéance, elles s'arrêtèrent quelques minutes pour se délasser; bientôt elles reculèrent devant la douleur de vivre, se refusèrent à sortir de la maison; désormais elles n'aspirèrent plus qu'à leur ruine, ne désirèrent qu'être absentes; elles réussirent à mourir quelques semaines avant le reste du corps.

Les mains, elles, tenaient bon; ce matin elles tricotaient encore. L'âme des esclaves se réfugie là jusqu'à la dernière heure. Pendant soixante ans, de leurs dix doigts solidement plantés, elles s'étaient accrochées à toutes les servitudes; soixante ans, les phalanges recourbées et légèrement frémissantes, elles s'étaient tenues aux aguets, poursuivant les humbles besognes; un merveilleux instinct les guidait; on ne savait comment les êtres et les objets leur faisaient signe, réclamant des soins imperceptibles; elles accouraient de loin, anxieuses, et happaient la souffrance au passage. La nuit venue, elles s'acharnaient encore au-dessus de la défaite des autres membres; le sommeil ne les arrachait que par surprise à leur royaume de fatigues sans gloire.

- Comment la mort a-t-elle su leur arracher leur servitude ?

Une seule fois, Yann a vu la souffrance leur manquer; il ne peut lutter contre ce drame perdu dans les dessous de sa chair. Mai surgit dans le village, héros clair et riant; l'aube se répand pure, allègre et légère sur les prés limpides de soleil. Par tout l'univers en fête, les hommes, informés secrètement que le réel cette fois dépasse les songes, s'empressent de quitter leurs couches et, fluides, circulent dans l'air fraternel côte à côte avec les fées du printemps. L'esclave est déjà dans la cour de la ferme et se hâte à la rencontre de la douleur; mais toute l'aurore conspire contre ses tristes désirs; devant ses yeux les herbes dodelinent leur tête de rosée; les chênes eux-mêmes, oubliant leur rudesse, méditent leur félicité au rythme des souffles qui les caressent gravement. Elle s'arrête, confuse; et l'on voit deux grosses mains s'immobiliser, palper autour d'elles sans foi, se détendre et s'affaisser soudain dans cette aurore qui les trahit avec la lourdeur d'une plume qui s'écroule dans le vide.

Comment la mort a-t-elle su les dépouiller de leurs souffrances ?

Le long de ces doigts écorchés, des prières montent encore vers le ciel où nul dieu n'écoute. Cette peau, mal usée, emporte par delà la mort comme un souvenir des années où constamment elle se frottait, lisse et luisante, aux outils et à la terre. Mains d'esclave, vous pouvez bien vous livrer à votre misérable bonheur, vous fixer dans une éternité paresseuse et pierreuse; vous conserver vos écorchures et vos rides qui témoignent que vous êtes nées pour servir; et toujours sur toute poitrine vous aurez l'air d'implorer dans l'ombre quelque invisible tyran.

Yann observe de plus près ces deux bosses de chair stupidement inertes; l'angoisse en lui se met à tourner en rond; en vain secoue-t-il la tête pour mêler les images dans son cerveau. La morte veut rester seule avec son secret.

 

V

Deux jambes couvertes d'un velours rouillé s'approchent; Yann lève la tête; vers lui s'avance le vieil homme de Kereven, qui savait mille choses; il passait le soir dans les sentiers, le dos courbé au niveau des talus sous le poids de quelque éternel fardeau; il arrêtait les hommes, leur prenait le bras pour soutenir un peu de leur fatigue et, secouant la tête, il en faisait descendre l'un après l'autre, prudemment, les souvenirs des beaux jours d'autrefois; tous l'écoutaient en souriant, oubliant les ombres qui s'accumulaient aux branches des chênes, et les inclinaient vers la terre.

Autour du vieillard, messager boueux de la nuit, l'univers desséché se contracte. La lueur de la lune lutte contre la brume, rejette les dernières ténèbres. Un grand silence poussiéreux se pose sur les neiges. Délivré des ombres, le chêne de la cour tressaille et se penche par la fenêtre, maigre et soucieux.

Et tout écoute le murmure qui tremble sur ces lèvres sans âge :

« …Une crise ? Alors Je suis venu. Je la trouvais couchée déjà sur son grand lit. Elle est partie très vite, sans le savoir. Dieu ait son âme. Elle n’a rien souffert, Yann, non vraiment, rien ! Et pourtant elle ne voulait pas s'en aller. Je n'ai jamais rien vu de semblable: nous la croyions tranquille pour toujours et voici que tout à coup elle a tiré ses mains hors des draps et les a levées en l'air, toutes droites comme ceci... »

Le bon chêne soudain sourit sur la neige bleuâtre et l'air de la maison se fait beau comme des joues d'enfant.

« Alors elle s'est mise à lutter, à attaquer. C'était même très curieux. Un instant nous avons cru qu'elle avait la victoire; elle a fixé ses mains très fièrement; je me suis dit: « Il y a de l'espoir » et j'ai prié le bon Dieu... »

Au loin la terre hostile étouffe un long gémissement.

« Je n'eus pas le temps de commencer mon Pater. Ses mains s'agitaient déjà, fouillaient partout, sans ordre ; elles tombèrent, s'élevèrent un peu; puis tout s’arrêta. »

... La terre triomphante enveloppe la créature morte du plus indifférent des tombeaux et le silence se précise autour d’elle, si grand, si implacable, qu’il n’y aurait pas d'écho pour les vagissements d'un nouveau-né.

C'en est trop. Murs, toit, arbres, ciel éclatent autour de l'âme encore ténébreuse de l'enfant. Des faux et des haches volent au-dessus de millions d'hommes sans visage; un bambin grelotte parmi ses troupeaux et souffle sur ses doigts; au loin des bruits furtifs d'enclumes et de marteaux; et cette main morte qui mendie, debout sur l'horizon... Horreur ! Un grand tumulte s'élève; le ciel s'irrite et siffle; des arbres tourbillonnent et s’écroulent; des millions d'hommes disparaissent dans un bruit de feuilles mortes... L'enfant transi souffle toujours sur ses doigts; des marteaux piquent l'air de leurs têtes; des roues tournent et grincent; les faux et les haches se balancent au-dessus de millions d'hommes sans regard; l'enfant aperçoit la main qui mendie; il tombe et meurt; une bourrasque arrache terre et ciel, saccage l'espace; des millions d'hommes sans âme ont passé... Et toujours les faucilles et les fourches s'abattent sur le sol, accordées à quelque rythme éternel; la main mendiante, que nul n'a consolée, ne peut réchauffer le front de l'enfant mort. Les nuages épouvantés se hâtent de passer.

Arrêter ! Il faut que la mort elle-même ait des limites, qu'elle ne soit pas une ruine stupide. Un homme autrefois pour avoir souffert en lui seul les tourments et la mort de tous ses frères est ressuscité trois jours après, armé pour toujours contre la douleur.

Pâle, les yeux brillants d'âpreté, le corps tendu et raide, plus terrible que l'apparition d'une pensée au détour d'un cauchemar, Yann s'avance, les poings serrés, avec le regard de ceux qui ont compris la mort.

 

VI

Yann passe parmi les hommes...

Ils prient tous, parallèles à la morte, groupés en buisson, dans l'ombre; leur souffle s'assemble au fond de la salle pour alourdir le silence.

Une grosse tête rougeâtre se hausse au-dessus d'un corps perdu sous des jupes sales; une verrue s'est fixée près du nez, comme une larme immobile pour toujours.

Ce visage de pomme flétrie et ce cou sec: Penvern, naguère, le plus beau gars du pays ! Maintenant misères et fatigues lui pendent en loques au bout des bras. L'an dernier sa ferme fut saisie et vendue par l'huissier; sa mère s'enfuit et se cacha de honte; elle revint le lendemain, le front couronné de bruyère, demandant aux champs de lui garder un peu de paille. L'été passa; l'hiver passa; elle réclame toujours sa paille.

Voici le seuil. Un visage très clair luit sous des cheveux noirs; des lèvres bougent, rapetissées par l'ombre. Yann frôle la lourde porte; Marie frissonne tout à coup, pâlit, chancelle, effrayée, si gracieuse qu'elle fait de sa défaillance une beauté. Yann se détourne et pose sur l'inconnue des regards droits et longs. Quelque part au fond des landes une source naît, encore enveloppée de neige. Les lèvres bougent de nouveau près de la porte, livrant timidement quelque confidence aux ombres curieuses.

Au dehors la nuit brille, libre et nue sous les étoiles. La lune, maîtresse de l'espace, élargit la terre autour de la mort et de la vie des hommes et raconte aux arbres scintillants de neige on ne sait quel secret d'espoir.

Mais chut ! Tout près, sur la route de Kereven qu'ensevelissent deux talus, des voix s'avancent:

« Quelle veine ! Pas moyen de travailler par un temps pareil ! Et voilà justement que la vieille meurt ! Comme cela, nous pourrons la planter en terre sans perdre une seconde ! »

Flic ! Floc ! Les hommes s'éloignent et le vieux monde derrière eux clapote dans la nuit comme un chemin boueux, dénué pour toujours d'étoiles.

Ah ! Douloureuse liberté de la nuit ! Yann pleure; l'humiliation lui dessèche le corps; seul, au milieu des champs vides, il sue dans sa chair toute la honte des siens. Ils ne se savent même pas misérables et vils et passent leur vie à songer à l'argent qu'ils ne possèdent pas. Que faire ? Depuis des siècles le ciel caresse de sa main lumineuse ce village sans amour et sans destin et les siens n'ont pu que pencher la tête vers le sol, suivant des yeux la place où tombent leurs outils.

Là-haut les étoiles s'enfoncent comme des clous dans les voûtes grelottantes.

 « Lutter, murmure Yann ; changer cette terre ! »

Et sous le ciel volé aux hommes, il s'éloigne du village, gelé dans la nuit et dans sa volonté.

 

VII

Tout se tait, jusqu'à ce murmure que les hommes exhalent dans la nuit lorsqu'ils songent à leur travail; au loin sous la candeur de la voie lactée, le sommeil dispense pour quelques instants l'inertie aux corps et aux âmes harassées. C'est l'heure où plus aucun être ne demande à vivre, sauf peut-être ce chêne qui élève vers le ciel des bras misérables. O chêne ! pourquoi mendier de nouvelles verdures ? Pourquoi regretter le bruit des tempêtes dans ton feuillage ? Ne te suffit-il pas d'une fois ?

Parmi ces morts éphémères, plus heureux, un être humain est mort pour toujours, très las d'avoir tant bougé dans les vents; ses membres, l'un après l'autre, se sont détendus et ont adopté d'instinct la position où ils seront le plus à l'aise pour dormir à jamais du seul réel des sommeils, du seul sommeil qui délasse.

Il n'y a pas à protester contre ce bonheur accordé aux hommes par surcroît. Cette mort est parfaite, mais cette nuit et le monde qu'elle éclaire composent une harmonie plus juste encore, digne d'accueillir l'éveil d'un coeur humain. Les nuits où l'on meurt le mieux sont aussi celles où l'on peut le mieux apprendre à vivre.

Debout au sommet de la lande, Yann regarde et son âme s'agrandit au rythme de l'univers. Sa ferme luit à ses pieds, nette et pure; à sa gauche, la forêt de hêtres courbe un clos de neige si doux que ses yeux inconsciemment le caressent. Est-il besoin d’aurore désormais ?

Et voici que toute la nuit frémit ; un chant jaillit sur la neige, bientôt il s'élargit, éclate dans l'espace; le silence lui-même s'efface pour mieux entendre cette voix. Yann écoute surgir en lui l'hymne encore incertain de ses espoirs.

Me voici face à face avec toi, lumière sans sommeil
Qui te courbes silencieusement sous mes regards ;
Et vers toi je tourne mon visage candide,
Ciel, père des neiges et des blancs destins.
Moi non plus je ne veux pas du sommeil
Et je me refuse à prendre mon parti de la terre.

J'ai dix-huit ans !
J'ai là de bonnes dents qui veulent beaucoup manger,
Des mains qui désirent beaucoup saisir,
Et des pieds qui ne se lasseront jamais de vaincre cette terre.
Et ma tête là-haut, près de vous,
Me raconte des choses si étranges
Que je viens vous  les confier le soi malgré ma fatigue.

 J'ai lu beaucoup de livres,
Les uns que j'achète en  cachette
Avec les sous que l'on me donne le dimanche
Parfois, lorsque j'ai bien soigné les bêtes ;
Et d'autres que j'ai volés dans le grenier du curé.
Avec un sourire plus doux
Que celui des herbes sous la rosée,
Ils me disent tous que la vie est si belle plus loin !

O vous qui venez de partout
Répondez-moi sans ruse
:  puis-je partir là-bas,
Menant derrière moi mes pauvres camarades ?

 Celle nuit, mon destin se décide.
Et l’horizon s'est ouvert  pour laisser passer la morte.
A peine si tremble encore un nuage.
La neige descend des collines.
Voici que brillent des rubans d'espoir.
Ma peur n'existe plus
Et je vais vivre pour moi-même sous les astres
Sans jamais mentir à la jeunesse de ce regard,
Sans jamais trahir la jeunesse de celle nuit.

 Soulevé au-dessus du monde dans l'espace peuplé de blancheurs, Yann reprend sa marche: la nuit triomphale pénètre dans sa peau grande ouverte, lui apportant à la fois le délire et la sérénité; dans ses yeux luit parfois quelque étoile que rien ne défend, tandis que la lune s'enroule en auréole autour de sa tête.

Mais derrière lui, sans qu'il le voit, la neige se creuse sous ses pieds jusqu'au sol et la boue le suit pas à pas, sournoise créature de la terre.

 

VIII

Lorsque Yann rentra, ils priaient toujours.

Deux jours après, ils la suivirent au cimetière, se résignant avec peine à marcher à l'allure du cercueil. La bise sifflait et chassait le glas de buisson en buisson. Suivant l'usage, ils jetèrent dans la tombe, l'un après l'autre, une poignée de terre d'un geste également prudent et soigneux, celui-là même qui leur servait à recouvrir les blés et les plantes.

Le soir venu, quelques hommes ivres battirent leur femme. Une querelle remplit la demeure abandonnée par la morte et l'on entendit la voix du père Jouan :

- Tous les mêmes ! Voilà que tu m'embêtes encore plus qu'elle ne m'embêtait. Eh bien ! fais ce que tu veux, à la fin ! Lis tes livres et va-t-en ensuite au diable. Je m’en fiche, pourvu que tu me fasses ton travail à la ferme… Le reste !...

Tout se tut. Il ne resta plus qu’un grand ciel écartelé entre les quatre coins de l’horizon.

 Le numéro 167 du 15 novembre 1936 de la revue Europe publie hommes sans destin. Six ans plus tard, Armand Robin le modifiera pour en faire le début du Temps qu'il fait sous le titre Lueurs de paille.

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