ARMAND ROBIN
Inscrit sur la liste noire du Comité National des Ecrivains.

POÈMES D'ADY
Traduction du hongrois, précédée d'une étude sur ADY
par AURÉLIEN SAUVAGEOT,
professeur des langues finno-ougriennes à l'Ecole des Langues Orientales.




ÉDITION MISE EN VENTE
AU PROFIT DE LA FÉDÉRATION ANARCHISTE
ET DE LA SOLIDARITÉ INTERNATIONALE ANTIFASCISTE
Paris 1946



TABLE DES MATIÈRES

L'un des autres que  je fus
ANDRÉ ADY
                  *
                 * *
Nouveau chant de moissonneurs
Poème du fils du prolétaire
Souvenance d'une nuit d'été
Avis aux veilleurs
Homme dans la non-humanité
Surgissement du Seigneur
Prière après guerre
Sous le mont Sion
Je crois incrédulement
Souvenir d’un Immense mort
Ma fiancée
Les baisers dans le palais dormant
Le bûcher peut fermer ses yeux
Vainement me tentera la neige de ta blancheur
Sur un sauvage précipice dressés
Tu peux rester, tu pourras m'aimer,
Plaie de braise et d'orties
Léda dans le jardin
Quand je pose ma tête
Caillou en élan lancé
Destin d’arbre hongrois
Paris, mon maquis
Notre cœur saignant, délaissé
Quatre, cinq têtes hongroises
Ames au piquet
Jours plus longs chaque jour
Dans les jeunes cœurs j’ai vie
J’aimerais qu’on m’aime
Sur la couverture de mon livre



NOUVEAU CHANT DE MOISSONNEURS

Sur le chaume, des croix !
Au cimetière, des croix  !
Sur l'épaule, sur notre cœur, des croix !
Loin sur les plaines, des croix !
Et seul le maître de la Croix n'est nulle part !

Sur la terre entière des croix !
Sur les tours, sur les poitrines, des croix !
Sur les biens de ce monde, des croix !
Et dans le ciel une voix : « Je l'ai bien mérité :
La croix, pourquoi pour eux l'ai-je portée ? »


POÈME DU FILS DU PROLÉTAIRE

Mon père à moi de l'aube à la nuit
Vite, vite, trime, travaille ;
Mon père à moi, pas d'homme meilleur
Où qu'on aille.

Mon père à moi va en veste usée,
Mais m'achète un habit flambant
Et me parle d'un futur tout beau
Amoureusement.

Mon père à moi est captif des riches,
Ils le broyent, le ploient, le pauvre gars,
Lui, le soir, il rentre, du bon espoir
Plein les bras.

Mon père à moi, sa fierté, sa force,
Il nous les donne, ce lutteur, ce grand,
Mais lui-même jamais ne s'abaisse
Devant l'argent.

Mon père à moi est un pauvre, un sauvage ;
S'il n'avait de regard pour son gars,
Il arrêterait cette immense farce
D'ici-bas.

Mon père à moi, s'il le décidait,
Les riches tous seraient détruits,
Tous mes petits camarades seraient
Comme je suis.

Mon père à moi, s'il disait un seul mot,
Ha, on en verrait des peureux,
Ils seraient moins nombreux, les noceurs,
Les heureux.

Mon père à moi, travailleur, batailleur,
Peut-être c'est lui, le roi des rois ;
Oui, plus que le Roi, c'est lui le fort,
Mon père à moi.


SOUVENANCE D'UNE NUIT D'ÉTÉ

Du haut du ciel un ange toute colère tambourina
Une alarme pour la morne terre,
Une centaine au moins de jeunes gens se détraqua.
Une centaine au moins d'étoiles se décrocha,
Une centaine au moins de coiffes de vierges tomba :
Étrangeté,
Étrangeté fut cette nuit d'été.

Il prit feu, notre vieux rûcher,
Notre plus beau poulain se cassa la jambe,
Dans un rêve que je fis les morts étaient vie,
Bourkouch, notre bon chien, s'égara
Et Maria, notre servante, la muette,
Brusquement en stridentes notes partit :
Étrangeté,
Étrangeté fut cette nuit d'été.

Les hommes du néant crânaient, traînant leurs sabres
Les hommes du vrai se tenaient blottis,
Même les bandits du beau monde se montraient bandits
Étrangeté,
Étrangeté fut cette nuit d'été.

Nous savions que l'homme est faillible
Et qu'immense est son retard aux échéances de l’amour :
Vain savoir : ce fut malgré tout bizarrerie, 
Ce retournement du monde qui eut vie, fut vie.
La lune jamais ne fut si grosse raillerie,
Jamais l'homme en nul temps ne fut si petit
Qu'il le fut cette nuit :
Étrangeté,
Étrangeté fut cette nuit d'été.

Sur l'âme l'atrocité
Avec une liesse mauvaise se baissa ;
Dans tout homme emménagea
La clandestine fatalité de tous ses aïeux ;
Vers une noce de sang, de terreur
Avinée s'ébranla dame Pensée,
Hautaine servante de l'homme,
Qui, voyez, n'était plus que du néant, qu'une éclopée :
Étrangeté,
Étrangeté fut cette nuit d'été.

Ce que je crus voici, ce qu'alors je crus, voici :
L'un quelconque des dieux délaissés
Reprenait vie et vers la mort m'emportait.
Et, voici, jusqu'au jour d'aujourd'hui je vis
Tel exactement que me fit cette nuit,
Et moi, guetteur de Dieu, je suis
Souvenance d'une nuit d'épouvante
Engloutissant un monde :
Étrangeté,
Étrangeté fut cette nuit d'été.


AVIS AUX VEILLEURS

VEILLEURS, AIGUISEZ VOTRE GUET,
Dans les nuits à semailles d'étoiles,
Les lucioles de Saint Jean dans le verger,
Les souvenances d'étés décédés
- Étés de Florence mêlés
Aux adieux d'un Lido d'automne -,
Les souvenances d'aurore embuée
Sur le luxe fripé d'une salle de danse,
Les beautés surgies, vécues, dépassées
Et qui jamais ne pourront être des trépassées,
Les vivants et des morts par nous gardés,
Les ensouriements lointainement venus des cœurs,
Tous, orphelins, vous regardent, angoissés :
VEILLEURS, AIGUISEZ VOTRE GUET.
 
VEILLEURS, AIGUISEZ VOTRE GUET :
La Vie, elle est vie et vivre elle veut ;
Elle n'a pas donné toutes ces beautés
Pour qu'aujourd'hui sur elles viennent danser
De sanglantes, stupides férocités.
Chose si désolée est d'être un homme,
Chose si monstrueuse l'évangile de l'animal-héros,
Mais les nuits à semailles d'étoiles
Même aujourd'hui interdisent qu'on oublie
La foi en l'homme, Beauté sur le métier !
Donc, ô vous qui toujours veillez, désertés,
VEILLEURS, AIGUISEZ VOTRE GUET.


HOMME DANS LA NON-HUMANITÉ

Mon cœur, la crosse d'un fusil l'a broyé,
Mes yeux, mille terreurs les ont charcutés,
Sur ma hautaine gorge s'est juché un djinn muet,
Sur mon cerveau la Démence a cogné.

Maintenant, malgré tout, lève-toi, ma force,
Une nouvelle fois soulève-toi de dessus la Terre.
Fait-il point du jour, ou bien minuit d'enfer ?
Pas d'importance, ne songe qu'à t'élever, par tout danger
Ainsi qu'il y a longtemps, longtemps tu le faisais.

Moi, l'altier Hongrois, cent cieux, cent enfers jamais
N'ont su me donner ces plus belles beautés :
L'humanité dans la non-humanité,
La magyarité dans la magyarité persécutée,
La vie-nouveauté, dans la mort mort révoltée.

Sur une grand'route foulée d'atrocités,
Sur la cime qu’encore une fois veut ma volonté,
Je traverse en transe la ligne des horreurs :
Oh quelle détresse échoit au Hongrois
Et comme Dieu est défaillant quelquefois.

Or il faut en ce moment qu'il vive, un mort si mort,
Un souffrant si véritablement souffrant,
Un mi-vant avec son cœur ravagé vivotant.
Dedans son cœur en loques bâtissant un cantonnement
Pour un très grand trésor menacé de brigands
Et croyant qu'il préserve un plus bel  antan.

Vous, tous les endeuillements, oh je vous comprends,
Vous, tous les avenirs, oh pour vous la peur me prend
(Tant pis  si  pour un mort resurgi c'est malséant)
J'ai tant pitié de mon espèce sauve-qui-peut s'ensauvant.

S'échappant hors mon cœur malmené,
Me survint souvenance, me revint ressouvenance :
Mon cœur, la crosse d'un fusil l'avait broyé,
Mes yeux, mille terreurs les avaient charcutés,
Sur ma hautaine gorge un djinn muet s'était juché,
Sur mon cerveau la Démence avait cogné.

Et de nouveau, je vis, pour les autres je crie :
HOMME DANS LA NON-HUMANITE.


SURGISSEMENT DU SEIGNEUR

A l'heure qu'on me quitta,
A l'heure que mon âme fut très bas dans mes bras,
En tapinois, sans que je prévoie,
Dieu me prit dans ses bras.

Avec trompettes ? Non pas !
Avec embrassement de muets, réels bras.
Par un midi tout beauté, tout brasier ? Non pas !
Par un minuit tout combat.

Et tout s'enténébra
Dans mes yeux de vanité.
Mon jeune âge sombra,
Mais lui, le tout éclat, le tout sommet d'éclat,
Pour toujours je le vois.


PRIÈRE APRÈS GUERRE

Mon Seigneur, retour de combat me voilà,
C'est fini, fini, tout combat :
Crée paix de moi à Toi, de moi à moi,
Puisque la Paix, c'est toi.

Vois : enflure en flamme est mon cœur
Et rien qui apporte repos.
Baise un baiser sur mon cœur
Pour qu'il soit, un peu, feu moins gros.

Mes sauvages, grands yeux ont clos
Leur compte avec l'ici-bas,
Maintenant n'est à eux rien qu'ils voient,
Toi, c'est rien que toi qu'ils voient.

Mes deux pieds bondisseurs d'autrefois
Ont eu comme boue du sang jusqu'aux genoux
Et maintenant vois, mon Seigneur : il n'y a plus de pieds à moi
Il n'y a que des genoux, il n'y a que des genoux ;

A bas les combats, à bas les baisers ;
Mes lèvres, les voilà, desséchées,
Mes deux bras desséchés, les voilà, bâtons desséchés,
Mon Seigneur, de haut en bas tu peux me regarder.

Mon Seigneur, moi aussi, aperçois-moi,
C'est fini, fini, tout combat,
Crée paix de moi à Toi, de moi à moi,
Puisque la Paix, c'est Toi.


SOUS LE MONT SION

Avec sa hirsute, blanche barbe de Dieu,
Tout lacéré, frileusement soufflait, courait
Mon Seigneur, le très vieil oublié,
Par un moite, aveugle, automnal avant-jour
Sous le mont Sion quelque part.

Énorme cloche était son paletot,
Rapetassé d'un rouge abcd ;
Il était bien bas, bien râpé, le vieux Seigneur,
Il tapait, frappait le brouillard,
Carillonnait pour un Orate.

Je tenais une lanterne dans mes tremblants doigts
Et dans mon âme en loques je tenais la Foi
Et je tenais dans mon esprit les jours jeunes d'autrefois
A mes narines parfum de Dieu parvint
Et justement je cherchais quelqu'un.

Là, sous le mont Sion, il m'attendait
Et les pierres étaient flamme, étaient feu,
Il carillonnait, me caressait,
Ses pleurs sur ma face pleuraient,
Il était bon, il était clément, le vieux.

J'ai baisé ses mains de vieux, toutes ridées,
Avec des hurlements j'ai brisé ma raison :
« Comment t'appelle-t-on, beau Seigneur si vieux
« Vers qui j'ai dit tant d'oraisons ?
« O souffrance, souffrance, souffrance, j'ai oublié.

« O seulement savoir enfantine oraison !
« C'est en mort que je fais retour vers ta maison,
« Moi, le vivant en pleine vie sa damnation. »
Lui me regardait, regard navré,
Et carillonnait, carillonnait.

« O seulement savoir ton nom toute perfection »
Lui, il attendit, attendit, puis en mont bondit,
En chacun de ses bonds un répons de psaume,
De psaume pour un mort. Et moi me voilà, toujours assis
Sanglotant, sous le mont Sion.


JE CROIS INCRÉDULEMENT EN DIEU

Je crois incrédulement en Dieu,
Parce que croire je veux,
Parce que jamais n'y fut réduit si fort
Un vivant, un mort.

Ils vont couler hors mon cœur écrasé,
Les vocables d'âcreté,
Qui déjà l'an dernier étaient des décédés,
De la vanité enjolivée.

Aujourd'hui tout, tout s'est fait prière ;
Aujourd'hui tout est une massue
Qui frappe mon corps, mon âme, mon cœur ;
Soif de la Grâce est cette massue.

Beauté, Pureté, Vérité,
Mots qu'humilient les éclats de rire,
Oh si seulement j'étais mort quand je vous ai
Humiliés par mes éclats de rire.

Virginité, Bonté, sage Débonnaireté,
Hélas oh vous êtes une nécessité.
Je crois en un Christ, d'un Christ je suis attente,
Je suis malade, malade.

Je m'arrête en somnambule souvente fois
Et je veux reprendre mes sens,
Mais devant moi cent mystères tournoient
En de saints éblouissements.

Tout dans ce grand monde est mystère,
Dieu aussi, s'il existe, est mystère,
Et le mystère des mystères, c'est moi,
Mon pauvre, mon traqué moi.

Dieu, le Christ, la Vérité, et les autres demandes
Qui tour à tour sont toute ma demande,
Pourquoi les demandé-je ? Oh torture, voilà le mystère
Qui plus que moi-même est l'immense mystère.


SOUVENIR D'UN IMMENSE MORT

                               A la mémoire de Jean Jaurès

Venez, vous qui vraiment souffrez,
Qu'à vous mon cœur se fasse entendre,
Mon cœur, muets battements maudissants,
Qui voudrait remplacer un héros tué.

Écartons les guenilles de l'homme d'à présent,
Comptons ses conditions de tristesse, d'asservissement,
Soyons des amoureux d'un amour de fous
Pour lui, malgré ses fautes de fou.

Plus de cent sont les raisons du Hongrois
De proclamer partout tendre frère cet homme-là,
Plus de cent sont les deuils quand ce bras-là
En défendant la paix s'abat.

Mon cœur me fait bien mal, mon message est bien pesant,
Je ne vais pas pouvoir tout vous dire complètement,
Mais un immense mort, un frère assassiné
Dedans ma vie vit, semblable au Juste de la Pensée.

Les temps pesants détruisent les meilleurs
Dans le tendre cœur des faibles compagnons,
Mais ils demeurent, ceux-là qui face au temps
Restent droits, se chargent du Droit.

Venez, vous qui vraiment souffrez,
Qu'à vous mon cœur se fasse entendre,
Mon cœur, muets battements maudissants,
Écoutez-le maudire et bien fort maudissez.


MA FIANCÉE

Que m'importe qu'elle soit le rebut des coins de rues,
Pourvu qu'elle me soit jusqu'en ma tombe assidue !

Qu'elle se plante devant moi dans l'été brûlant, bouillant :
« Toi, je t'aime, c'est toi celui que j'attends. »

Oui, reniée, chassée à coups de pieds, débauchée !
Seulement, ô dans son cœur de temps en temps regarder !

Si de brutes bourrasques nous surprennent blasphémants,
Qu'ensemble nos pieds aillent croulant, s'écrasant.

Si à telle ou telle heure nos âmes sont des comblées,
Ne trouvons que sur nos lèvres nos saluts et voluptés.

Si je me vautre dans la poussière de la rue, là en bas,
Qu'elle se penche sur moi, me protège de ses bras.

De part en part si me purifie un saint brasier,
Survolons l'univers à coups d'ailes mêlés.

Qu'à jamais elle me baise, amante jamais changée,
Dans les larmes, l'ordure, la souffrance, la saleté.

Que tout règne où mes songes se sont anéantis
Me soit rendu par Elle : que soit Elle la Vie.

Je vois en visage d'ange son visage fardé :
Mon âme y gît, avec mes jours de vivant, de décédé.

Fracassant jusqu'au dernier décalogues, enchaînements,
Mortellement nous raillerions le monde grouillant.

Ensemble nous raillerions en signe d'ultime adieu ;
Nous péririons ensemble, l'un pour l'autre restant dieu.

Nous péririons avec ce cri :
« Crime et infamie est la vie,
Nous deux nous étions, seuls, propreté, neige blanche. »


LES BAISERS DANS LE PALAIS DORMANT

En deçà de la mort, au delà de la vie,
Seul un gars viril peut arriver là,
Seul un morne mâle peut arriver là.
Dans brumes, dans ténèbres somnole, somnole
Le palais du baiser.

Dans mille chambres mille femmes,
Blanches, belles femmes, en attente halètent,
Brûlantes, grandes femmes, en attente halètent.
Ton cœur à toi en tocsin d'incendie frémit,
Retentit, bondit.

Porte après porte, tu ouvres furtif :
Partout femmes et lits,
Parfums, femmes-flammes et lits,
Dédale du baiser avec mille femmes
Et mille « jamais ».

Là tu vas tournoyer pour l'éternité,
Peureux, frileux, sans baiser,
Fleuri de frimas, sans baiser.
Et sur tes bruns cheveux l'énorme Automne
Egouttera sa rosée de neige.


LE BUCHER PEUT FERMER SES YEUX

Le bûcher peut fermer ses yeux,
Mes yeux que voilà, tristes, vieux yeux,
Jamais n'en fixeront une autre que toi.

Tu peux me chasser, Léda :
De mes yeux de bon chien, fidèles, vieux yeux,
Jamais tu ne t'ensauveras.

Bûcher amoureux,
Peut-être à nouveau ton sang sera feu :
En vain, très vainement, il flambera.

Les fantômes s'en viendront :
Mes yeux que voilà, tristes, vieux yeux
Point ne te lâcheront. Ils te fixeront.


VAINEMENT ME TENTERA TA NEIGE DE BLANCHEUR

Je te souillerai, je te salirai
Par la nuit la plus belle, la plus enneigée :
Vainement me tentera ta neige de blancheur.
.
Hors mon âme te forçant à monter,
Face à moi je manderai un jour
Ton ombre virginale aux blancs atours.

Vainement elle flottera, peureuse, frileuse :
Je l'éclabousserai toute de sanie,
D'encre, de sang, de larmes, de lie.

Elle tremblera vainement, vainement : 
De soupçons, d'accusations je la tacherai,
De toxiques orties je la flagellerai.

Tout le temps qu'elle flottera, morose, amoureuse,
Sur ton ombre vagabonde mon rire éclatera,
Vers elle je soufflerai : « Va-t-en, je te renvoie. »


SUR UN SAUVAGE PRÉCIPICE DRESSÉS

Sur un sauvage précipice dressés,
Il y a nous deux : inertes, désertés,
Haut dressés, l'un dans l'autre tressés.
Pas un « ho », un sanglot, pas un mot :
Un seul soubresaut, nous tombons au tombeau.

Des agrafes de sang et de chair nous sauveront
Tout le temps que nous nous étreindrons :
Nos bleuâtres, tremblantes lèvres nous agraferont.
Tout le temps du baiser, pas un mot :
Au soubresaut d'un mot, nous tombons au tombeau.


TU PEUX RESTER, TU POURRAS M'AIMER

Avant elle et son corps féminin si frais
Du parfum pour l'annoncer viendrait,
Derrière elle tout délice viendrait,
Pudiquement elle saluerait.

Elle m'ignorerait, ne m'aurait vu jamais,
S'asseyant à mes pieds elle regarderait,
Regard dans mes regards, et des heures crouleraient
Et, craignant toute crainte, elle dirait :

« Je suis jeune fille, je suis étrangère, je suis pure,
    Aucun garçon ne me vit jamais,
Je suis belle, je suis pauvre, je suis sans patrie,
    J'aimerais vous aimer. »

Et moi, regard dans ses regards, je la regarderais,
La prenant pour malade ensauvagée, je lui dirais :
« Jeune fille, que soit faite ta volonté,
Tu peux rester, tu pourras m'aimer. »


PLAIE DE BRAISE ET D'ORTIES

Plaie de braise et d'orties je suis, et brasier,
Je suis torturé par la clarté, par la rosée,
Il faut que je t'aie, je viens te posséder,
Je veux plus de torture : il faut que je t'aie.

Que ta flamme brandilIe, brasille, blanchoie,
Les baisers supplicient, les désirs supplicient,
C'est toi ma torture, ma géhenne à moi,
Mes entrailles vers toi sont un cri, un tel cri.

Le désir m'a haché, le baiser m'a saigné,
Je suis plaie, braise, faim de neuves tortures,
Donne-moi des tortures, à moi l'affamé,
Je suis plaie, baise-moi, brûle-moi, sois brûlure.


LEDA DANS LE JARDIN

Dans un âpre jardin je te vois : rouge, l'escarpolette d'un hamac
Se balance pour te bercer.
Avec leurs larmoyants calices de languissantes fleurs
Font les pleureuses sur nos baisers.

Songeur, je te regarde : rouge, un couple de nuages
Par le ciel s'en va vogueur.
Ils échangent en se balançant des baisers faiblissants
Puis dans un feu de désirs se meurent.

Rouge couple de nuage, nous flottons. Notre embrasement
En flambée affamée flamboie.
Et voici qu'en bas, dans le jardin, même le coquelicot,
Rougeoiement rassasié, sur nous s'apitoie.


QUAND JE POSE MA TETE

Sur les genoux d'une femme quand je pose
Ma tête de satyre, énorme, morose,
J'ai souvenance.

En d'anciens jours, femme géante, j'allais errante
Par des sites lascifs, incandescents,
Rêveusement.

Lointainement, profondément dans le Temps
Je fus une femme : prestance prestigieuse,
Grande amoureuse.

Venaient derrière moi, tout souffreteux, de jeunes gars
Lisses, tout désirance, tout souffrance :
J'ai souvenance.


CAILLOU EN ÉLAN LANCÉ

Caillou en élan lancé, vers ton sol repenché,
O mon pays si petit, répété,
Chez lui rentre ton fils.

Dans les lointaines tours il séjourne tour à tour,
Tourne pris de vertige, s'effarouche, croule au séjour
De poussière d'où il prit jet.

S'évadant chaque jour, nul jour il n'est sauvé
Des hongroises désirances, tantôt rapaisées,
Tantôt hérissées comme jamais.

Je reste chose à toi dans mon immense emportement,
Mon immense infidélité, mon amoureux tracassement
Magyar mornement.

Caillou en élan lancé, passivement sauvage,
O mon pays si petit, exemplaire image sur ton visage
S'abat ma ressemblance.

O douleur : vainement delà toute visée
En cent élans on me lancerait, mon vol retomberait
Même au centième élan, au tout dernier élan.


DESTIN D'ARBRE HONGROIS

Dans mon âme l'Arbre Hongrois
Et ses frondaisons succombent, tombent :
Il faut que de même façon
Je sombre en frondaison, floraison.

Hola, oh las, de la Sylvanie,
D'un lieu de sylves j'ai surgi :
Frondaisons au lieu d'oraisons,
Bien peu d'imploraisons.

A flot j'ai versé les fleurs,
Dans le bien, dans le mal je fus fleur :
D'autres eurent fruitières saisons,
Je n'eus que saisons de floraison.

Anciens sont mes jours, en païen
Je reste toujours refus d'oraison :
Ne soyez jusqu'à la mort que tombante saison,
Hongroises floraisons, frondaisons.


PARIS, MON MAQUIS

Je fais halte, haletant : ô Paris, Paris,
Broussailles humaines, fourré géant.
La horde de sbires du Danube braillard,
On peut la lancer après moi :
La Seine m'attend, le Maquis m'est abri.

Immense est mon péché : mon péché c'est mon âme.
Mon péché, c'est de voir lointainement, d'oser.
Je suis un renégat de la race d'Almos,
Au bûcher voudrait me porter,
Puante d'Iran, une armée scythe.

Qu'ils viennent : sur le cœur de Paris je suis blotti,
Tapi, abasourdi et libre, si libre.
Le dernier réfractaire des Huns
Est gardé par le Maquis rieur
Qui le jonche d’une tombe de fleurs.

Ici j'aurai ma mort et non sur le Danube.
Mes yeux ne seront pas fermés par des mains laides.
Un soir la Seine m'appellera : par une nuit muette,
Dans quelque grand, quelque géant néant,
Dans un sombre néant je sombrerai.

La tempête peut crier, la broussaille crisser,
La Tisza déferler sur la plaine hongroise,
Moi j'ai pour me couvrir la forêt des forêts,
Même mort je resterai caché
Par mon fidèle taillis-Maquis, mon immense Paris.


NOTRE CŒUR SAIGNANT, DÉLAISSÉ

Nos plaies ont eu pouvoir de se rouvrir cent fois,
Ainsi l'a loti la Vie :
Chaque fois bien au-dessus des plaies hongroises
Des abcès plus enflammés ont surgi
Et nous n'avons personne, nous sommes dans la poussière des gangrenés.

Pleurer nos propres pleurs jusqu'à leur fin de pleurs,
Des pleurs plus tapageurs
Jamais jusqu'aujourd'hui ne nous l'ont permis :
Contre nous surenchérit un madré,
Un inclément usurier : le destin d'autrui.

Quand une braise de nos combats ose sa flamme,
Des mondes tous feux dehors s'embrasent,
Jamais ne se pourra que jusqu'à la justice
Notre droit nous fasse parvenir :
Elle est Cendrillon, la souffrance hongroise.

N'importe, encore une fois : Haut les cœurs
En faveur de notre saignant cœur,
De notre souffrance, de notre crève-cœur,
De notre pauvre foi souffre-douleur,
Oui, quand bien même l'Univers serait tornade.

Notre combat, c'est contre l'Enfer hongrois,
Tout enjeu, pour cette joute-là nous le jouons,
C'est contre ce portail-là que nous ferraillons,
Pour ce combat-là, corps et âme, nous existons,
C'est là que nous perdrons ou triompherons : notre destin est là.


QUATRE, CINQ TETES HONGROISES

Quelque part par ici, quelque part par là-bas,
Avec têtes tombantes, belles, moroses,
Quatre, cinq hongrois ensemble se penchent ;
Au bord de leur narquoise souffrance s'épanche,
Jeune, ancestrale, une larme hongroise :
Et pourquoi ?

Vient après, comme averse,
Vient le reste de larmes :
Et pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Pas de fin pour les larmes et pour les « et pourquoi ? »
Au-dessus d'eux réponse : « Ha ha ha »,
Hahaha de ceux qui ne comprennent pas,
Ne se sont demandé, ne se demandent jamais des :
« Et pourquoi ? »

Et s'égouttent les larmes :
Et pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Et là-haut grand charroi de « ha ha »
Hahatant : « Pas une fois, pas une fois, pas une fois. »
Avec tant de chagrin, plein éclat,
Le Ciel même ouvrirait plein bras,
Là où seulement Ciel et sage hommage il y a :
Mais ici-bas cela ne suffit pas :
On ne veut qu'une chose, les larmes, ici-bas,
Et quelque part par ici, quelque part par là-bas,
Avec têtes tombantes, belles, moroses,
Quatre, cinq hongrois ensemble se penchent.
Et pourquoi, pourquoi, pourquoi ?


AMES AU PIQUET

Ils ont attaché mon âme au piquet,
Car en elle le feu d'un poulain caracolait,
Car en vain je la cravachais,
En vain je la chassais, la pourchassais.

Si sur le Champ hongrois vous voyez attachée
Une pouliche sanglante, écumeuse,
A l'instant tranchez-lui sa longe,
Car c'est une âme, une âme hongroise, sauvage.


JOURS PLUS LONGS CHAQUE JOUR

Seulement pour un seul jour me fait mal tout mal :
Vingt-quatre heures, puis ne vient nul pire mal,
Mais ce jour, unité-jour, chaque jour est plus long mal.

Déjà pal tout pointe est toute heure :
Noirs, des masques de fer, s'abattent, trembleurs,
Enfoncent pal à pal le mal dans mon cœur.

Je sais le destin passager des tortures
Et si court fut chaque jour jusqu'à ce jour :
Depuis les deuils jusqu'aux gaîtés jeu d'un bond très court.

La Joie, différemment aussi, je l'eus pour joie :
En plus coi, plus tapinois, meilleur aloi :
Dans mon sourire larme qui pour demain larmoie.

Troc splendide, avisé, j'ai troqué
La Cène de ma gaîté, le Cana de ma gaîté,
Instants faits de foudre en cette vie d'étrangeté.

Aujourd'hui je sais aussi : c'est vingt-quatre heures,
Puis après un jour torture pas de jour plus torture.
Oui, oh oui, mais ce jour est plus long chaque jour.


DANS LES JEUNES CŒURS J'AI VIE

Dans les jeunes cœurs j'ai vie et chaque jour pour plus longtemps
Vainement ils houspillent ma vie,
Les fripons envieillis, les sots méchants :
Elle est million de racines, ma vie.

Demeurer maître éternellement
Des saintes révoltes, des désirs, des croyances rajeunies
N'est donné qu'à ceux-là seulement
Qui dans le sang, dans l'authentique ont eu leur vie.

Oui, je serai vie, je serai conquérant
Tenant tous ses droits d'une immense, poignante vie ;
Déjà ne m'atteignent plus injures, salissements :
Le cœur des jeunes filles, des jeunes gars me défend.

Un destin d'éternel fleurissement est déjà mien,
Vainement ils houspillent ma vie,
- Destin ferme tel un cercueil, telle une tombe sainte saint
Et cependant fleurissement, Vie, éternelle vie.



J'AIMERAIS QU'ON M'AIME

Ni héritier, ni aïeul fortuné,
Ni souche de famille, ni familier,
Je ne suis à aucun,
Je ne suis à aucun.

Je suis ce qu'est tout homme : majesté,
Pôle nord, énigme, étrangeté,
Feu follet luisant loin,
Feu follet luisant loin.

Hélas, je ne sais pas ainsi rester,
J'ai envie que mon être soit manifesté,
Pour que me voie qui voit,
Que me voie qui voit.

Ma torture de moi par moi, mon poème,
Tout vient de là : j'aimerais qu'on m'aime
Et que quelqu'un m'aît,
Que quelqu'un m'aît.


SUR LA COUVERTURE DE MON NOUVEAU LIVRE

Aujourd'hui que dans un livre les voici, décédés,
Imprimés, brochés, vraiment je ne sais
Si c'est bien moi qui les ai chantés.

Ils pourraient être d'un quelconque étranger,
Tant ils sont étranges, éloignés,
Ces plaintes, cantiques, blasphèmes, versets.

Nul doute que ces chants de péché
Ne soient bafoués, redoutés
De ceux qui vivent la vie à moitié.

Nul doute que ce serait
Délice qu'un autre eût peiné
Ces peines et sur ces peines résonné.

Las ! ce fut moi, ce fut moi, ô tourment,
Votre farouche père, sombres, nouveaux chants ;
Pour vous j'ai déjà payé il y a longtemps.


Table de correspondance (hors édition 1946)

Titre du poème

Oeuvre

Nouveau chant de moissonneurs
Poème du fils du prolétaire
Souvenance d'une nuit d'été
Avis aux veilleurs

Homme dans la non-humanité
Surgissement du Seigneur
Prière après guerre
Sous le mont Sion
Je crois incrédulement
Souvenir d’un Immense mort
Ma fiancée
Les baisers dans le palais dormant
Le bûcher peut fermer ses yeux
Vainement me tentera la neige de ta blancheur
Sur un sauvage précipice dressés
Tu peux rester, tu pourras m'aimer
Plaie de braise et d'orties
Léda dans le jardin
Quand je pose ma tête
Caillou en élan lancé
Destin d’arbre hongrois
Paris, mon maquis
Notre cœur saignant, délaissé
Quatre, cinq têtes hongroises
Ames au piquet
Jours plus longs chaque jour
Dans les jeunes cœurs j’ai vie
J’aimerais qu’on m’aime
Sur la couverture de mon livre
La fuyante vie 1912
J'aimerais qu'on m'aime 1909
La fuyante vie 1912
La fuyante vie 1912
La fuyante vie 1912
Sang et Or 1906
Sang et Or 1906
Sang et Or 1906
Le poème de tous les secrets 1915
La fuyante vie 1912
Poèmes neufs 1905
Sang et Or 1906
Poèmes neufs 1905
Poèmes neufs 1905
Poèmes neufs 1905
Sang et Or 1906
Poèmes neufs 1905
Sang et Or 1906
Poèmes neufs 1905
J'aimerais qu'on m'aime 1909
Sang et Or 1906
Sang et Or 1906
La fuyante vie 1912
J'aimerais qu'on m'aime 1909
Poèmes neufs 1905
J'aimerais qu'on m'aime 1909
La fuyante vie 1912
J'aimerais qu'on m'aime 1909
Sang et Or 1906
Les poèmes en italique ont été retouchés peu ou prou par Robin dans son édition de 1951 au Seuil.